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traînés sur des claies, pendus à Tyburn, décapités le soir, et les têtes plantées sur des perches au haut de Westminster-Hall. Les dames allaient voir ces ignominies ; le bon Evelyn y applaudissait ; les courtisans en faisaient des chansons. Ils étaient tombés si bas, qu’ils n’avaient plus même le dégoût physique. Les yeux et l’odorat n’aidaient plus l’humanité de leurs répugnances ; les sens étaient aussi amortis que le cœur.

Au sortir de ce sang, ils couraient à la débauche. Qu’on se rappelle la vie du comte de Rochester[1], homme de cour et poète, qui fut le héros du temps. Ce sont les mœurs d’un saltimbanque effréné et triste : hanter les tripots, suborner les femmes, écrire des chansons sales et des pamphlets orduriers, voilà ses plaisirs. Des commérages parmi les filles d’honneur, des tracasseries avec les écrivains, des injures reçues, des coups de bâton donnés, voilà ses occupations. Pour faire le galant, avant d’épouser sa femme, il l’enlève. Pour étaler du scepticisme, il finit par refuser un duel et gagner le nom de lâche. Cinq ans durant, il resta ivre. La fougue intérieure, manquant d’une issue noble, le roulait dans des aventures d’arlequin. Une fois, avec le duc de Buckingham, il loua sur la route de Newmarket une auberge, se fit aubergiste, régalant les maris et débauchant les femmes. Il s’introduit déguisé en vieille chez un bonhomme avare, lui prend sa femme, qu’il passe à Buckingham. Le mari se pend ; ils trouvent l’affaire plaisante. Une autre fois il s’habille en porteur de chaise, puis en mendiant, et court les amourettes de la canaille. Il finit par se faire charlatan, astrologue, et vend dans les faubourgs des drogues pour faire avorter. C’est le dévergondage d’une imagination véhémente, qui se salit comme une autre se pare, qui se pousse en avant dans l’ordure et dans la folie comme un autre dans la raison et dans la beauté. Qu’est-ce que l’amour pouvait devenir dans des mains pareilles ? On ne peut même pas copier les titres de ses poèmes : il n’a écrit que pour les mauvais lieux. Stendahl disait que l’amour ressemble à une branche sèche jetée au fond d’une mine ; les cristaux la couvrent, se ramifient en dentelures, et finissent par transformer le bois vulgaire en une aigrette étincelante de diamans purs. Rochester commence par lui arracher toute cette parure ; pour être plus sûr de le saisir, il le réduit à un bâton. Tous les fins sentimens, tous les rêves, cet enchantement, cette sereine et sublime lumière qui transfigure en un instant notre misérable monde, cette illusion qui, rassemblant toutes les forces de notre être, nous montre la perfection dans une créature bornée, et le bonheur éternel dans une émotion

  1. La Revue a publié une étude très complète de M. Forgues sur Rochester, 15 août et 1er septembre 1857.