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immense de sa famille n’avaient pu la préserver des chagrins d’une enfance qui s’était écoulée dans les circonstances les plus douloureuses. La mort de Marie avait plongé son père et sa mère dans un abattement dont il serait difficile de donner une idée. Le baron, s’imaginant que le ciel avait voulu punir en lui-même un ancien allié des « rationalistes, » se croyait obligé de devenir chaque jour plus insociable et plus atrabilaire. Quant à la baronne, qui n’avait pas de semblables reproches à se faire, elle n’était pas moins profondément atteinte. On craignit quelque temps pour sa raison, et jamais sa tête ne se remit tout à fait de la secousse qu’elle avait éprouvée. Quoiqu’elle fût encore jeune et belle, elle tomba dans une sorte d’insouciance et d’apathie singulières. Vêtue plus que modestement, elle s’acharnait des heures entières sur une tapisserie, et sa fille pouvait à peine lui arracher quelques paroles insignifiantes.

Les enfans, dont les impressions sont très mobiles, ne se rendent pas compte de l’effet que peuvent produire ces incurables douleurs. La tristesse qu’on leur montre, sans même songer à se contraindre, leur semble inspirée par quelque mécontentement secret ou même par le défaut d’affection. On les rend ainsi irritables et défians. D’ailleurs Ghislaine n’était pas douée d’un esprit pénétrant ; elle s’arrêtait en tout à la superficie des choses. Le peu d’imagination qu’elle avait ne lui inspirait que des idées sombres, entretenues par le milieu sinistre où elle vivait. Elle grandit sans joies et même sans distractions. Aussi était-elle blanche, frêle et presque toujours souffrante. Sa mère vit dans cette faible santé un prétexte pour laisser son intelligence sans culture. D’ailleurs, indolente comme l’était Ghislaine, les raisons n’auraient jamais manqué à la baronne pour abandonner sa fille à l’ignorance. Non-seulement Ghislaine se portait si mal qu’on avait craint plusieurs fois pour sa vie, mais son intelligence était rebelle. Très loin de ressembler à son aînée, qui comprenait tout sans le moindre effort, Ghislaine était regardée comme une bonne fille qui devait, dans son intérêt, végéter aussi paisiblement que possible.

Lorsque Ghislaine eut atteint l’âge de seize ans, sa grand’mère maternelle, personne ambitieuse et vaine, crut devoir faire des représentations, d’ailleurs fondées, sur la bizarre éducation que l’on donnait à sa petite-fille. La baronne, qui subissait l’influence de cette femme impérieuse, tout en l’aimant médiocrement, se décida en murmurant à quelques concessions. On laissa la vieille dame s’occuper de la toilette de Ghislaine, qui passa subitement d’une modestie rustique à une élégance toute parisienne. On consentit même à recevoir de temps en temps, surtout pendant la saison des, chasses à courre, quelques parens et quelques amis. Le baron Engelbert