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l’intention décorative qui prédominera chez eux ; néanmoins la feuille s’effile, elle se rapproche de la finesse et de la délicate complexité de la nature ; elle s’associe de plus en plus à des fleurs, des tiges et des vrilles qui servent à lui rendre plus clairement son sens de feuille ; d’ailleurs elle varie suivant le goût de chaque ouvrier, elle se prête à exprimer une pensée individuelle, elle atteste que l’artiste a reconquis une certaine liberté de sentiment personnel. D’un côté donc le formalisme a fait place dans une certaine mesure à la libre inspiration du sens propre ; de l’autre, les ornemens qui, chez les Grecs, n’étaient plus qu’un moyen de décoration, sont devenus jusqu’à un certain point une expression des choses de la nature, ce qui revient à dire que le Byzantin, au lieu de s’absorber en lui-même, reporte son attention sur les œuvres de Dieu. Si cette nouvelle intention, si cette tendance à sculpter pour le seul plaisir de reproduire la grâce ou la beauté des fleurs, des feuillages, des êtres vivans, ne parvient jamais chez les Byzantins à rompre entièrement l’entrave des conventions, elle se continue sans interruption chez les Lombards, et elle remporte dans le gothique une victoire décidée. La feuille sculptée est alors en pleine vie ; elle a toutes les courbes et tout le ressort de la feuille où circule la sève. L’intention décorative et l’amour pour la symétrie sont définitivement rejetés au second plan. L’expression et l’amour de la nature veulent disposer de l’ornementation, et en même temps l’inspiration individuelle s’est complètement soustraite au formalisme, aux traditions despotiques, à l’obligation de suivre passivement des méthodes générales. En un mot, l’artiste est libre, et il n’emploie sa liberté qu’à rendre hommage et gloire à la nature, aux œuvres du Créateur.

Pour passer de l’histoire à la théorie, les principes que M. Ruskin s’est efforcé de faire prévaloir tendent tous à raviver de nos jours l’esprit de l’école gothique. La première vertu de l’architecture, remarque-t-il, est de réaliser le plus complètement, le plus solidement et le plus simplement possible la destination du bâtiment. À ce point de vue d’abord, l’ogive et le pignon aigu, qui sont les deux élémens matériels du gothique, sont incontestablement préférables au plein-cintre romain et au linteau grec ; ils sont un moyen plus durable et plus convenable pour couvrir un espace ouvert. Quant à la seconde vertu de l’architecture, qui consiste dans le sentiment qu’exprime et que sait transmettre la décoration, la supériorité du gothique n’est pas moins certaine. Tandis que l’architecture païenne de l’antiquité ou de la renaissance comptait avant tout sur les proportions, sur l’ordre, la netteté et la symétrie géométriques, le propre du gothique est de subordonner les proportions insignifiantes aux sculptures significatives, de remplacer partout l’aride obéissance