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n’est pas de la nature de la démocratie. Ceci est plus spécieux, et sans doute une société renouvelée par une révolution est plus facile à émouvoir qu’une société assise et scellée sur des fondemens séculaires. Dans le premier cas, les gouvernemens qui surviennent jettent l’ancre sur un fond de sable, et il manque à tout la consolidation du temps. Il se peut que la démocratie moderne cherche encore longtemps son gouvernement définitif, et nous vivons assurément dans un siècle révolutionnaire ; mais les causes de cette situation presque universelle en Europe sont nombreuses et diverses, et l’égalité fondée par nos lois n’en est elle-même qu’un des effets. Dans les efforts qu’on hasarde parfois, et que célèbrent des partis conservateurs pour ramener les peuples vers le passé et remonter le cours des temps, se trahit une tendance involontaire à de nouvelles commotions politiques, et ceux qui voudraient le plus rétrograder dans le sens d’une réaction ne visent, en dépit d’eux-mêmes, qu’à remuer la société dans toutes ses profondeurs. Si la liberté ne se montre pas toujours conservatrice, l’absolutisme est souvent perturbateur. Jamais l’esprit d’ordre à tout prix n’a fait de plus énergique effort qu’à la suite des événemens de 1848. A-t-il réussi à mettre le monde au repos pour longtemps, et l’Europe se croit-elle à jamais préservée d’une crise générale ? Les restaurations elles-mêmes commencent par être des révolutions avant d’en provoquer de nouvelles ; les coups d’état pour l’ordre n’amènent point l’immobilité. L’agitation continue de l’Europe ne tient pas au triomphe de tel ou tel principe, du principe de l’égalité plus que de tout autre, mais à la manière dont les principes triomphent, à la diversité et à la force de ces partis contraires dont l’existence est en quelque sorte nécessaire, et qui lutteront tant que vie leur restera. La prétention de les supprimer est chimérique ; ils sont le produit naturel du conflit des idées jetées dans le monde depuis la renaissance. Le plus sage, le plus habile, le plus heureux de tous sera celui dont l’œuvre durera, et par sa durée réunira peu à peu les esprits dans une liberté pacifique. Ce terme est loin peut-être, et le monde s’ébranlera peut-être aussi plus d’une fois avant de l’atteindre ; mais pour nous, Français, il y a un grand fait accompli, c’est l’ordre social que la révolution a constitué. Nous reconnaissons là le sceau de l’irrévocable. Autant il nous paraît juste et nécessaire de combattre sans ménagement les préjugés et les passions qui peuvent corrompre et compromettre les principes de 1789, autant il faut respecter fidèlement leur résultat le plus certain et le plus général dans cette œuvre des siècles reconnue par la raison du temps, la société française.


Charles de Rémusat.