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ressort de l’activité humaine, ou il entassait précédent sur précédent pour établir que sa demande n’avait rien d’insolite, où il énumérait les titres exceptionnels qu’il avait à une faveur commune : douze charges diverses remplies avec honneur, soixante-dix ans passés au service de l’état, le parti fédéraliste écrasé, la législation civile de la Virginie rendue démocratique, l’université fondée. « Et tout ce que je demande, ajoutait-il, c’est la permission de vendre librement mes propres biens pour payer mes dettes, de les vendre, dis-je, non de les sacrifier, non de les livrer en pâture à des spéculateurs qui s’enrichiraient de mes dépouilles, sans me donner les moyens de payer ceux qui ont eu confiance dans ma bonne foi, et en me laissant moi-même sans ressource dans cette dernière phase de la vie où la vigueur s’éteint. »

La législature hésita. Jefferson eut un poignant serrement de cœur. « On m’apprend à m’estimer ce que je vaux, » écrivait-il le 15 février 1826 à son ami M. Cabell. Deux jours plus tard, après avoir expliqué à Madison que la dépréciation dont les immeubles étaient alors frappés en Virginie rendrait désastreuse toute vente pure et simple, tandis que la loterie lui permettrait au moins de conserver l’habitation de Monticello : « Si l’on me refuse, disait Jefferson, il faudra vendre tout ce que je possède ici, presque tout ce que j’ai dans le comté de Bedford, me transporter là avec ma famille, m’établir dans un lieu où je n’ai pas même une hutte de bois pour reposer ma tête, et où je ne suis pas sûr de conserver assez de terre pour mon tombeau. Mais pourquoi vous affliger de ces détails ? Vraiment, je ne saurais le dire, à moins que l’épanchement dans le cœur d’un ami ne diminue la peine ; l’amitié qui a subsisté entre nous depuis un demi-siècle, l’harmonie de nos principes et de nos travaux politiques, ont été pour moi une source constante de bonheur. Et lorsque, franchissant, comme je serai bientôt appelé à le faire, les bornes de cette vie, je ne serai plus à portée de donner mes soins à l’université, ce sera pour moi une consolation de laisser cette institution sous votre garde….. Vous avez été pour moi une colonne d’appui pendant ma vie. Prenez soin de moi quand je serai mort. »

Après bien des tiraillemens, le bill autorisant la loterie fut enfin voté. Dès que la situation de Jefferson fut connue du pays, un mouvement général de surprise et de sympathie se produisit partout. Les États-Unis ne pouvaient souffrir, disait-on, que les biens de Jefferson fussent vendus sous quelque forme que ce fût ; le public devait payer ses dettes. Une souscription nationale s’organisa aussitôt : à New-York, à Philadelphie, à Baltimore, on réunit des sommes considérables. Le projet de loterie fut imprudemment abandonné. L’enthousiasme, un instant grand et général, tomba vite, et la souscription,