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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/246

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de mettre en lumière. Mme Fernel est-elle une touchante matrone de province, le type de la vertu dans la beauté ? j’attendrai d’autres preuves que son habileté dans l’art de faire des lessives, de confectionner des friandises en collaboration avec sa cuisinière, ou de raccommoder les uniformes de ses enfans. Ses luttes mêmes contre la passion n’ont rien de particulièrement dramatique et de très concluant. C’est une honnête femme, qui y met bon ordre, et dont l’auteur grossit évidemment les perplexités intimes. Le journaliste Jules Regnault est un petit être, demi-homme d’esprit, demi-amoureux, demi-ambitieux, qui se hausse sur ses petits pieds sans se grandir, et si Mme de Soligny trouve en lui un consolateur de son veuvage, c’est qu’elle n’est vraiment pas difficile. Point n’était besoin d’aller à Troyes pour trouver un héros de cette taille. Et le médecin, le docteur Bourgoin, est-il un génie dépaysé ? Il a véritablement des qualités bien supérieures, médiocrement employées à pousser la fortune des journaliste de sa province, à réconcilier les ménages bourgeois et à tourmenter les sœurs de charité. Ce sont des personnages de paravent qui jouent un proverbe un peu long. On s’arrêterait volontiers à mi-chemin, et la promenade qu’on fait à Troyes avec la capricieuse Mme Huard de Soligny deviendrait monotone si de temps à autre elle n’était relevée par un certain esprit de détail. Ce qui fait défaut, c’est la force d’invention ou d’observation servant à féconder une idée juste prise au plus vif de l’âme humaine. Cette force manque dans le livre de M. Ulbach et dans bien d’autres. Il en résulte cette absence de toute originalité qui est trop souvent le caractère des œuvres contemporaines, et c’est ce qui fait que le roman dégénère si souvent en banales peintures au lieu de rester l’histoire familière et émouvante, le poème à la fois idéal et réel de toutes les luttes, de toutes les affections, de toutes les vicissitudes intimes de ce monde.

La littérature romanesque d’aujourd’hui en effet manque de ce souffle de vie et de vérité qui donne une expression toute-puissante aux œuvres de l’esprit. À quoi tiennent la séduction, le charme et la jeunesse toujours nouvelle de tant de fictions qui, depuis la Princesse de Clèves, ont captivé et captivent encore les intelligence ? C’est que, sous des formes diverses, avec une inépuisable fécondité de nuances et malgré des inégalités secondaires, elles reproduisent des types vrais et naturels ; elles sont l’expression dramatique d’un état de l’âme ou d’une idée : elles découpent dans la réalité humaine de ces tableaux émouvans ou moqueurs qu’une observation juste combine, que l’art fixe en traits durables. Je ne choisis pas : un jour c’est René, un autre jour Valentine, ou Colomba, ou la Maison de Penarvan, ou bien même quelqu’une de ces scènes qui échappent confusément à l’imagination ambitieuse et inégale, quoique puissante, de Balzac. En est-il ainsi maintenant ? Le roman, depuis quelques années, s’en va à la dérive faute de puiser à cette source de méditation et d’étude où l’esprit d’invention s’agrandit et se renouvelle sans cesse. Pour tout dire, il court les aventures. Dépossédé de cette force créatrice qui l’élève au niveau des formes les plus exquises de l’art littéraire, abaissé dans son idéal et dans ses procédés, il se réduit à une sorte d’à peu près en toute chose, — à peu près de sentimens et de passions, à peu près de mœurs et de caractères, et même à peu près de style. Au lieu d’étendre ses conquêtes dans le vaste champ de la vie morale,