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Les deux parties de l’île, divisées par un étroit canal de mer, représentent sur la carte deux ailes inégales déployées autour d’un axe qui en maintient l’unité en même temps qu’il les sépare. À la Guadeloupe propre appartiennent, avec tous les reliefs du sol, les pluies fréquentes, les forêts sombres, les fraîches savanes, les cours d’eau abondans, trop abondans même, car souvent ils débordent et ravagent les cultures. La Grande-Terre, pays plat, ne reçoit que peu de pluie et manque entièrement d’eau ; néanmoins le sol, calcaire et profond, est plus favorable à l’agriculture que la terre volcanique et montueuse des autres parties de l’île. Qu’on y joigne une plus grande facilité de communications, et l’on ne s’étonnera plus de trouver à la Grande-Terre l’esprit public plus développé, un sentiment plus général de confiance, des goûts plus répandus de sociabilité : ici, comme partout, la nature a servi de moule à la société, qui en reproduit l’empreinte.

Si variées que soient les forces de la nature, bien autrement complexes sont les élémens de la société dans nos colonies des Antilles. L’origine et la couleur, la langue et les idées, les mœurs et les intérêts, ont créé dans le corps social des organes juxtaposés, pour ainsi dire, plutôt que des membres unis par le lien de la même vie. Essayons de reconnaître la trempe particulière de chacun de ces élémens, principe de force ou de faiblesse pour l’ensemble.

Des Caraïbes qui occupaient ces îles à l’arrivée des Européens, il ne reste guère que certaines traditions de médecine empirique et des superstitions que les nègres ont adoptées, héritage naturel de la sauvagerie. Ces insulaires ont préféré la misère dans la liberté au travail dans la servitude, leur grossier fétichisme à une civilisation chrétienne dont les vices et la tyrannie voilaient les bienfaits. Refoulés d’abord, ils ont été lentement exterminés. Peut-être quelques gouttes de sang caraïbe coulent-elles encore dans les veines de rares individus dont la taille élancée, le teint olivâtre, les yeux obliques, largement ouverts, voilés de longs cils et pleins de mélancolie, les cheveux plats et collés sur les tempes et la nuque, rappellent un type fidèlement conservé par la tradition, qui n’a pas tout à fait disparu dans certaines îles et sur le continent. On croyait avoir perdu tout vestige matériel de l’industrie des Caraïbes, lorsqu’il y a peu d’années furent découverts, dans des cavernes que la basse mer mit à nu sur les rivages de la Guadeloupe, des squelettes entourés d’une grande quantité de pierres taillées suivant les besoins du travail, de la guerre et de la pêche, et dont plusieurs rappellent exactement les haches celtiques[1] : trait de ressemblance, et qui n’est pas le seul, entre les sauvages américains et ceux de l’Europe primitive.

  1. On peut en voir une collection au Palais de l’Industrie, dans les salles de l’exposition permanente de l’Algérie et des colonies.