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raison secrète ; ils ne voudraient ni attendre, ni rien entendre, et il pouvait en résulter des mesures désagréables et fâcheuses pour moi. Ce que j’avais donc de mieux à faire était de retourner à Zurich et d’y réparer moi-même ce quiproquo. Je fis quelques objections ; M. Monod y répondit ; il tint à son avis, j’y cédai, et je pris le chemin de Zurich au lieu de celui de Neuchâtel.

J’allai coucher le soir à Aarau. M. Monod m’avait engagé à y voir en passant M. Ringer, un des amis intimes de son père et de M. de Laharpe. Conseiller d’état du canton d’Argovie, il pouvait m’être utile en cas de nouvel accident, et c’était de toute façon un homme que je serais bien aise de connaître. Il était d’assez bonne heure, j’envoyai savoir chez M. Ringer s’il voudrait bien me recevoir ; mais il était allé à Berne et ne devait revenir que le lendemain. Le 12, j’étais rendu à Zurich, au Corbeau, avant qu’on fût sorti de table. Cela fit événement dans l’auberge ; on avertit M. et Mme de Laharpe : ils plantèrent là leurs convives et accoururent à moi avec l’expression de la joie la plus vraie et de la plus vive amitié. Ce bon et sensible Laharpe me prenait la tête entre ses deux mains, me baisait et me rebaisait. — Mon pauvre Ginguené, me disait-il, que vous nous avez donné d’inquiétudes ! Seul, sans amis, sans passeport au milieu de ces gens-là, comment vous êtes-vous tiré d’affaire ? Venez, venez nous conter tout cela. — Nous entrâmes dans leur appartement, et, désormais tranquille sur mon aventure, je la leur racontai si gaiement, je leur retraçai si bien ce que cette scène du passeport avait de comique, et l’ébahissement de M. Monod et le mien, et notre délibération et tout le reste, que nous en rîmes tous trois pendant plus d’une heure à qui mieux mieux. Quelques-uns de leurs amis étant venus les voir dans la soirée, il fallut recommencer mon récit, et nous en rîmes de plus belle, et le sage M. Usteri lui-même, qui n’est pas rieur, pleurait à force de rire.

M. de Laharpe, qui peut voyager quand il veut en Suisse sans passeport, n’avait eu de Bâle à Zurich aucun besoin du sien. La veille, en arrivant, il l’avait tiré de sa poche, et, y ayant jeté les yeux, il avait reconnu l’erreur. Elle avait été commise à Bâle même, dans le bureau de la police. On avait cru qu’il venait à Soleure avec moi, et l’on avait visé pour Soleure les deux passeports. Ne les ayant pas ouverts en sortant de Bâle, il m’avait donné l’un pour l’autre ; dès qu’il s’en était aperçu, il m’avait dépêché un courrier qui m’avait croisé en route. Depuis ce moment, mes deux excellens amis étaient dans la plus grande anxiété ; ils comptaient les heures en attendant le retour du courrier, qui ne pouvait cependant revenir que le lendemain au soir. Ils craignaient d’apprendre quelque désastre ; enfin j’étais venu fort à propos les tirer de peine, et peu s’en fallut qu’ils