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et presque sans écume ; par une grosse mer, elle a coupé la lame avec aisance et a fourni un sillage qui, suivant les allures, a varié de onze à treize nœuds. La sévérité de ses lignes, la masse de fer qui la couvre, la hauteur de ses batteries, le calibre de ses canons, donnent bien le sentiment de sa puissance. Si ces résultats persistent et se confirment après une plus longue épreuve, l’art naval chez nos voisins n’y restera pas indifférent, il faut s’y attendre. On n’aura plus sur l’eau que des flottes bardées de fer ; les vaisseaux agiront par leur masse au moins autant que par leur artillerie. Il se peut qu’alors le problème, vidé pour la résistance des parois, se porte sur les capacités qui seules assurent la durée du service. Pour tenir plus longtemps la mer, un vaisseau devra être plus grand, et il faudra regarder de plus près au rapport entre la dépense faite et le travail accompli. Un bâtiment de 225 mètres de long comme le Great-Eastern ne brûlerait qu’un gramme de charbon pour transporter un poids donné à une vitesse déterminée, tandis qu’un navire de 22m, 50 en brûlerait un kilogramme pour remplir le même office. En outre le petit bâtiment ne pourrait porter de combustible que pour quelques heures de navigation ; le grand en porterait pour plusieurs mois. On serait ainsi conduit, comme le rêvait M. Brunel, aux géans des mers. L’effet des révolutions est de s’engendrer les unes les autres. Quelles que soient celles qui surviennent, prochaines ou lointaines, nos voisins y adapteront leurs moyens de défense de manière à conserver leurs avantages. Ce serait entretenir une illusion que de croire qu’on les lassera par des changemens à vue, et qu’on les réduira à merci par les surprises des découvertes.

Un point encore sur lequel ils ne semblent pas disposés à céder, c’est la proportion de leurs forces. Ils veulent que leur supériorité reste sensible. Naguère ils se contentaient d’un écart d’un tiers entre leurs armemens et les nôtres ; ils ont porté cet écart au double. Leur intention évidente est de décourager les puissances qui essaieraient de se mettre à leur niveau ; leur idée fixe est d’être et de rester les plus forts, quoi qu’il arrive. Devons-nous, pouvons-nous en France avoir la même idée fixe et la conduire si loin qu’un choc suprême en décide ? Faut-il à cette prétention hautaine opposer une prétention équivalente et relever le défi dans des termes aussi absolus ? Ce serait, — est-il besoin de le dire ? — le signal de convulsions dont on ne saurait prévoir la violence ou le terme. À tout prendre, la situation des deux empires n’est pas la même. Pendant que l’Angleterre n’a d’issue et ne court de risque que du côté de la mer, nous avons à agir et à nous garder du côté de la mer et du côté de la terre. Trahie par la mer, l’Angleterre est, sinon livrée, du moins désarmée ; notre fortune continentale survit aux désastres que la mer nous inflige. Nos armes peuvent avoir un théâtre de