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moins sans rien perdre, on l’a vu, de leur éclat. De là cette conséquence que notre effort est divisé, tandis que celui de l’Angleterre ne l’est pas. La marine est pour elle le principal ; pour nous, elle est restée l’accessoire, dans une proportion souvent trop marquée. Deux motifs y ont concouru : les charges que la flotte impose, les susceptibilités qu’elle éveille. Nos arsenaux sont-ils le siège d’une activité sérieuse, ce double obstacle reparaît. D’un côté, la dépense ne peut franchir les limites que lui assigne le bon ordre de nos finances ; de l’autre, dès que nos armemens s’accroissent, les défiances s’élèvent. Si peu que nous fassions, on trouve encore que nous en faisons trop. Notre flotte se voit dès lors placée dans la plus embarrassante des alternatives. S’abstient-elle, elle abdique ; agit-elle, elle porte ombrage. Elle ne peut, pour son honneur, rester stationnaire, ni faire un mouvement sans provoquer des représailles. Ainsi s’explique le régime sous lequel on la tient depuis quarante ans, où elle a été tour à tour poussée et contenue au gré des influences qui prévalaient. Le temps est venu de donner à l’institution plus de fixité et de lui accorder, dans le plan de notre défense, la faveur qu’elle mérite et le rang qu’elle doit avoir.

Une dernière réflexion se présente. Il est passé en axiome que, pour éloigner la guerre, le moyen le plus sûr est de s’y préparer. Jamais, dans ce cas, le monde n’aurait plus de raisons de compter sur un long repos. De toutes parts, l’activité est tournée vers les armemens ; dans les chantiers, dans les fonderies, dans les arsenaux, des milliers de bras forgent des instrumens de bataille ; les côtes se couvrent de retranchemens, les vaisseaux sont au complet de leurs équipages, les inventions se succèdent pour augmenter l’énergie de la destruction. Faut-il assister avec confiance à ce spectacle et y voir une garantie de sécurité ? Le doute est au moins permis. Cette fièvre de préparatifs impose de lourdes charge aux pays qui en sont atteints ; avec quelque résignation qu’ils la supportent, ils doivent faire un retour sur eux-mêmes. Peut-être, en y regardant de près, seront-ils conduits à ce calcul, que la paix ainsi comprise est moins un bienfait qu’un sacrifice, et qu’atout prendre la guerre vaut mieux comme mesure d’économie et comme moyen de liquidation, Voilà où peuvent aboutir des dépenses toujours croissantes et des armemens poussés à l’excès l Les gouvernemens ont à se tenir en garde contre ce travail des esprits : après avoir entraîné l’opinion, il est possible qu’à son tour l’opinion les entraîne, et qu’ils ne restent plus maîtres de ce mouvement et de ce goût militaires pour n’en avoir pas mieux réglé la marche et surveillé plus attentivement les débuts.


Louis REYBAUD, de l’Institut.