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vaste, où son activité pourrait se déployer en toute liberté. Ce ne fut pas néanmoins sans un violent combat intérieur qu’il prit la résolution de partir pour aller chercher sa voie à travers le monde. Après bien des hésitations, il déclara son projet à son père. Naturellement le brave homme rejeta loin de lui l’idée de se séparer d’un enfant dans lequel il se complaisait à voir son successeur ; mais ayant obtenu un demi-assentiment de sa mère, Christophe se rendit furtivement à Mulhouse, où il entra, en qualité de graveur, dans la célèbre manufacture de Samuel Rœchlin et Henri Dollfus, connue sous le nom de cour de Lorraine. Il y travailla pendant six mois. Au bout de ce temps, il revint dans sa famille. Philippe-Jacob voulait revoir son fils, et promettait au fugitif de ne plus mettre d’obstacle à ses projets d’établissement en pays étranger. Il tint parole. Dans le courant du mois d’octobre 1758, Christophe passa la frontière et arriva enfin à Paris, la bourse presque vide, mais le cœur plein d’espérance.

À son départ, il n’avait point l’intention de faire un long séjour en France : tout d’abord ses visées s’étaient portées vers l’Espagne ; mais ce qu’il apprit de l’état des arts industriels dans la Péninsule le détourna de donner suite à ce projet. Oberkampf, dont l’ambition ne s’aventurait point hors du réel et du possible, comprit qu’il n’y avait rien à faire pour lui au-delà des Pyrénées. Il résolut de rester à Paris, En France, s’il pressentait bien des difficultés, du moins il voyait des chances de réussite. L’industrie, puissamment encouragée par Colbert, s’y était rapidement développée ; elle constituait enfin l’une des forces vives de la nation, et cette force, pour s’accroître encore, n’avait besoin que d’être délivrée des entraves d’une réglementation surannée. À peine arrivé, le jeune homme se mit en quête de travail. Par une de ces bizarres exceptions qui fourmillaient dans la législation incohérente du temps, le clos de Saint-Germain, des-Prés et l’emplacement de l’Arsenal échappaient à la loi commune en matière de toiles peintes. Une tolérance inexplicable permettait la vente des indiennes de Neufchàtel sur le premier de ces terrains, et sur le second un étranger nommé Cotin avait pu organiser un de ces ateliers d’impression si rigoureusement interdits partout ailleurs. Cet établissement, dont l’existence était subordonnée au bon plaisir de l’autorité, était connu d’Oberkampf, le patron ayant récemment envoyé en Suisse un agent chargé de recruter des ouvriers. Christophe se présenta avec confiance : dessinateur, graveur, coloriste ou imprimeur, il pouvait être tout cela au gré du fabricant. Celui-ci accueillit avec joie un pareil auxiliaire, et l’activité de l’atelier ne tarda point à se ressentir de la présence d’un ouvrier dont les connaissances étaient de beaucoup supérieures à celles de son chef, et qui apportait au travail une ardeur juvénile et une rare assiduité.

C’est au fond de cette vie obscure qu’étaient arrivés jusqu’à Oberkampf