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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/603

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les échos de la polémique engagée entre les économistes et les manufacturiers. Toutes ses espérances furent mises en éveil, et il comprit que, sous la pression de l’opinion publique, le conseil du commerce finirait par rendre une décision favorable à la liberté du travail et aux intérêts du royaume. Il se prépara donc à profiter de l’éventualité qui pouvait surgir d’un moment à l’autre. Que lui manquait-il pour réussir ? Il était intelligent, il avait la connaissance complète de son métier, et avec cela l’ardeur de la jeunesse. Une seule chose lui faisait défaut, l’argent, cet indispensable outil du chef d’industrie. Étranger et ne connaissant que bien imparfaitement la langue du pays où il venait chercher fortune, il ne pouvait arriver au crédit dont il avait besoin qu’en amassant par son économie une première mise de fonds, si mince qu’elle fût ; c’est ce qu’il sut faire avec cette fermeté de résolution particulière aux hommes de trempe vigoureuse, qui, se sentant faits pour diriger les autres, commencent par se dominer eux-mêmes. Il élagua rigoureusement de sa vie toute espèce de superflu[1], et lorsqu’en 1759 un édit du roi Louis XV, donnant gain de cause à l’intérêt des consommateurs, révoqua les règlemens antérieurs et autorisa la fabrication des toiles peintes, Oberkampf, dont le salaire était pourtant bien modeste, se trouvait en possession de vingt-cinq louis conquis sou à sou, en quinze mois, sur les besoins de chaque jour : mince épargne qui devait s’accroître comme le chétif grain de sénevé dont parle l’Évangile.

Le chef de l’atelier de l’Arsenal se débattait depuis longtemps au milieu d’inextricables embarras d’argent. Si sa situation n’avait pas été désespérée ; il eût été certainement sauvé par l’activité d’Oberkampf ; mais son crédit était perdu, et pour faire face aux échéances qui se succédaient, il en était réduit aux expédiens. La gêne augmentait de jour en jour, les ouvriers quittèrent leur poste. Oberkampf resta seul, obstiné à son œuvre, et quoiqu’il ne reçût même plus le salaire promis, il tint à honneur de remplir son engagement jusqu’au bout. Ce concours dévoué fut inutile, et le pauvre fabricant marron, juste au moment où son industrie allait devenir légale, fut obligé de suspendre ses paiemens. Oberkampf, à qui cet événement rendait sa liberté, quitta l’Arsenal pour s’installer rue de Seine-Saint-Marcel, dans un atelier où sa coopération était impatiemment attendue. Un de ses compatriotes, nommé Tavannes,

  1. Quant aux dépenses nécessaires, pour montrer l’ordre qu’il y avait introduit, il suffira de dire qu’il prenait ses repas, à dix-huit sous par jour, chez une pauvre femme du faubourg Saint-Marceau, qui hébergeait quelques ouvriers du voisinage. Bien que la valeur de l’argent fût alors plus forte qu’aujourd’hui, le chiffre est significatif. Plus tard Oberkampf, dont la bonhomie native ne s’altéra jamais dans la prospérité, se plaisait à raconter les petites misères de son noviciat. Il en parlait gaiement et sans prétention. Seulement il oubliait d’ajouter qu’il s’était efficacement souvenu de sa pauvre hôtesse du faubourg Saint-Marceau, eu la mettant pour le reste de sa vie a l’abri du besoin.