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les deux frères Samuel et Gottlieb Widmer. Le premier cylindre, gravé en creux, traçait les contours du dessin ; le second, gravé en relief et agissant conjointement avec le premier, remplaçait ce qu’on appelait la rentrure dans l’impression à la main. Les événemens de 1814 purent seuls interrompre ce mouvement d’inventions et la prospérité de la grande manufacture. L’invasion étrangère fit ce que n’avait point fait la terreur. Pour la première fois, les ateliers furent fermés à Jouy ; le chômage dura depuis le 17 février jusqu’au 1er mai. Les choses commençaient à reprendre leur équilibre lorsque le funeste retour de l’île d’Elbe, suivi du désastre de Waterloo, vint tout remettre en question. La vallée de Jouy, à cause de sa proximité de Paris, fut condamnée à voir une seconde fois les uniformes étrangers. Il y eut dans les environs deux ou trois fermes incendiées. On craignit même que quelque détachement ennemi ne mît le feu à la manufacture. Cette appréhension troubla pendant quelques jours le cœur du patriarche, qui, au terme de son voyage, était menacé de voir l’œuvre de tant d’années disparaître avant lui. Ses angoisses n’avaient leur source dans aucun sentiment personnel : sa fortune était faite depuis longtemps, et le sort de tous les siens assuré ; mais il s’agissait de l’existence de trois ou quatre cents familles dont la destinée était liée à l’établissement. « Ce spectacle me tue, répétait-il tristement ; s’ils brûlent la manufacture, que deviendront tous ces pauvres ouvriers ? » Le travail avait cessé, mais la manufacture resta ouverte, car elle était devenue un lieu d’asile. Bon nombre de pauvres gens, ne se croyant pas en sûreté chez eux, avaient déménagé leur chétif mobilier, et campaient dans les vastes salles comme dans un caravansérail.

La paix se fit, et tout rentra peu à peu dans l’ordre accoutumé ; mais les secousses, qui pour la jeunesse passent presque inaperçues, ont facilement raison des vieillards., Oberkampf, dont l’esprit était si sagace, pouvait pressentir la force et la prospérité que la paix et la liberté allaient rendre à la France ; mais il ne lui fut point donné de voir ce joyeux avènement. Le coup était porté ; la santé du vieillard s’altéra rapidement, et une fièvre pernicieuse se déclara. Oberkampf pouvait mourir tranquille. Pendant les dernières années de sa vie, il avait vu ses enfans entrer dans des familles qui comptaient parmi les plus considérables et les plus respectées de la bourgeoisie. Il laissait pour diriger son, établissement, conjointement avec son fils, un homme dont il avait depuis longtemps apprécié la capacité, son neveu Samuel Widmer. Aussi sa fin fut-elle douce. Entouré des plus saintes et des plus tendres affections, il rendit son âme à Dieu le 4 octobre 1815, ayant dépassé de quelques mois sa soixante-dix-septième année.

La manufacture ne disparut pas immédiatement avec le fondateur ;