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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/756

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et d’approprier à notre grande scène lyrique le dernier chef-d’œuvre que Rossini a composé à Venise en 1823.

Nous n’avons pas à juger la musique de Sémiramis, qui est suffisamment connue, et qui marque, comme chacun sait, dans la carrière du maître la dernière transformation qu’il ait fait subir à son génie avant d’arriver en France. Dans cette œuvre, comme dans beaucoup de partitions de Mozart, de Gluck, et dans les productions diverses de l’art, il y a des choses impérissables et des parties faibles, des inspirations d’une beauté absolue comme le sentiment qu’elles expriment, et des concessions faites au goût du temps, du pays, et aux moyens d’exécution qu’on avait sous la main. Je défie qu’on me cite une œuvre dramatique de quelque nature qu’elle soit, — depuis l’OEdipe-Roi de Sophocle jusqu’à Polyeucte, Athalie, le Misanthrope, Don Juan, Freyschütz, — où le génie créateur du poète ou du musicien n’ait pas laissé l’empreinte de l’heure fugitive où il écrivait et du coin de terre où il respirait à côté des beautés sublimes qui exciteront dans tous les siècles et chez tous les peuples civilisés la même admiration. J’ose même dire qu’il serait fâcheux que cette défaillance passagère du génie n’existât pas dans les-arts de sentiment, et que l’idéal ne fût pas la splendeur du réel, pour employer dans son vrai sens une pensée connue de Platon. Oui, j’aime que le génie touche terre en s’élevant vers le ciel, et qu’il paie son tribut à l’humaine nature en chantant l’harmonie éternelle de l’âme où Dieu a tracé ses lois de justice et d’amour.

Pour revenir à la partition de Rossini, l’introduction et le finale du premier acte, quelques passages du duo entre Sémiramis et Assur, la scène des tombeaux et le trio final, sont des beautés de premier ordre, qui n’ont rien perdu, de leur éclat, et qui seront toujours admirées tant que la véritable musique ne sera pas remplacée par le jargon lyrique des réformateurs de l’avenir. À l’Opéra, les morceaux que nous venons de citer produisent un très grand effet, et le style grandiose et lumineux qui traverse ces admirables inspirations se répercute heureusement dans de magnifiques décors. La traduction est facile et d’une fidélité littérale, l’exécution en général très soignée, aussi bien par les chœurs que par l’orchestre, à qui nous reprocherons pourtant de trop précipiter certains mouvemens ; mais ce sont les deux cantatrices italiennes, les deux sœurs, qui se ressemblent presque comme deux jumelles, qui excitent la curiosité et fixent d’abord l’attention du public. Carlotta Marchisio, celle qui représente le rôle imposant de Sémiramis, est une petite femme brune et un peu grasse, au front étroit, d’une physionomie vive et plus intelligente que belle. Manquant d’élégance et de beauté plastique, Carlotta doit son succès à une voix de soprano étendue, égale, d’un timbre brillant et doux, qui rayonne sans effort, et vous emplit l’oreille d’une sonorité modérée et charmante. Sa vocalisation est brillante et facile, et ne laisse à désirer parfois qu’un peu plus de correction dans l’enchaînement des sons et un goût moins risqué dans la composition de ses gorgheggi. Carlotta porte dans son chant une pétulance de tempérament qu’il ne faut pas confondre avec l’élan de la passion. C’est une cantatrice italienne de la vieille école, plus occupée de la qualité matérielle du son que du sentiment, plus soucieuse de la phrase musicale que de l’expression dramatique,