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que de simples portraits, un père et son fils d’un côté, une mère de l’autre avec ses quatre filles ; mais ces figures agenouillées sont disposées avec tant d’art dans un fond de paysage qui va se rattachant aux rives du Jourdain, elles encadrent si bien la scène principale en même temps que par leur ferveur elles y sont comme associées, ces jeunes filles ont des regards si limpides et si modestes, leur mère les recommande à Dieu de si bon cœur, le père est si loyal et le fils si honnête, ils sont tous à la fois si pleins de vie et si bien vus sous leur plus noble aspect, que cette simple scène de famille s’élève à la hauteur d’un poétique tableau. Il n’y a pas jusqu’aux arbres, aux rochers, aux gazons qui ont aussi ce double caractère de vérité et de noblesse. Il faut recommander aux peintres de paysage l’étude de ces volets : ils ont tous des leçons à y prendre, aussi bien ceux qui veulent reproduire tous les accidens du feuillage et tombent dans la découpure que ceux qui, barbouillant leurs arbres, font de la mousse au lieu de feuilles. Ils apprendront de ce vieux maître que, pour tout rendre, il faut savoir choisir. Que manque-t-il à ces grands hêtres s’élevant en bouquet dans cette gorge de rochers ? Quel détail, quel brin d’herbe le peintre a-t-il oublié ? Et cependant quelle harmonie ! Le grand Ruysdaël et Hobbema lui-même, ce merveilleux faiseur de feuilles, ont-ils mieux compris la nature ? Qu’ont-ils fait de plus vrai, de plus mystérieux, de plus rêveur que cet intérieur de forêt ?

Ce n’est pas à l’hôpital Saint-Jean qu’il faudra chercher ce chef-d’œuvre : je crois l’avoir déjà dit, c’est au musée ou, pour mieux dire, dans le local modeste où se tient à Bruges l’académie de dessin. C’est là que tout à l’heure nous avons déjà vu la Vierge au vieux Chanoine de Jean van Eyck[1]. Les deux tableaux sont dans la même salle, suspendus à la même muraille ; on veut que nous les comparions. Il y en a d’autres alentour qui peut-être sont bons ; on ne saurait le dire, tant on est peu tenté de leur donner la moindre part du temps dont on dispose. Tout semble médiocrité en regard de telles œuvres. Ne songez qu’à les comparer : ce parallèle en dit plus que toutes les théories sur la question du réalisme et du spiritualisme dans l’art. Voilà deux hommes qui sont tous les deux coloristes ; tous deux, à des nuances près, portent dans la peinture la même exactitude, le même soin la même conscience ; ils imitent tous deux, et du plus près qu’ils peuvent, en traits aussi précis, tous les détails de la nature : d’où vient donc que je remarque entre eux un si profond contraste ? Ils sont aux antipodes

  1. Il existe au musée d’Anvers dans la collection van Erthorn une reproduction de ce tableau qui a la prétention d’être l’original. Je crois la prétention mal fondée. Pour moi, l’original est incontestablement à Bruges.