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l’un de l’autre ; la distance n’est pas plus grande de M. Ingres à M. Delacroix, chez lesquels tout diffère, crayon, pinceau ; couleurs aussi bien que les yeux. Jean van Eyck n’éveille en nous que des idées terrestres, même quand il fait des saints ; chez Hemling, tout nous enlève au ciel, lors même qu’il ne veut peindre que les choses de la terre. Ce ne sont donc pas les moyens matériels qui font la différence, c’est l’âme de l’artiste. Ne dites plus que la couleur, la peinture ferme et solide, n’appartiennent qu’aux réalistes, que c’est un monopole qu’on ne peut leur ravir : ils ne l’ont point ; allez à Bruges, vous vous en convaincrez.

On doit comprendre maintenant comment ce nom d’Hemling, une fois sorti de l’hôpital Saint-Jean, ne devait pas rester longtemps obscur. Ce n’est pas seulement en Flandre, c’est dans toute l’Europe qu’il est aujourd’hui connu et vénéré. L’effet inévitable de ce brusque retour de fortune était de faire éclore non moins subitement une effrayante quantité de soi-disant Hemling. Partout on s’est hâté de baptiser ainsi les vieux tableaux flamands d’attribution douteuse. Il faut se défier, même à Bruges, de ces Hemling improvisés. Il en est à la cathédrale, il en est au musée, il en est même à l’hôpital, et par exemple on vous y montrera une petite Descente de Croix qui n’est pas sans mérite, mais apocryphe évidemment. Et quant à ce portrait en buste d’une femme coiffée du vieux bonnet flamand, quoique peint avec finesse et transparence, il y a tout à parier qu’Hemling n’en est pas l’auteur. Je crois pouvoir réduire à cinq les œuvres authentiques qu’il a laissées à Bruges. C’est d’abord le triptyque du musée, puis, à l’hôpital, la Châsse de sainte Ursule, le Mariage de sainte Catherine, l’Adoration des Mages, et deux petits panneaux, se repliant l’un sur l’autre, dont nous n’avons parlé jusqu’ici qu’en passant, et qui ne sont pas le moins intéressant morceau de cette admirable collection. Le côté droit de ce diptyque représente la sainte Vierge, et l’enfant Jésus dans ses bras. Sur le panneau de gauche, on voit le donateur en prières. Ce sont des figures à mi-corps, mais de même proportion que celles du grand triptyque. Les deux Vierges ont même pose, même costume, mêmes traits ; c’est presque une répétition, ou tout au moins une même pensée. Quant au donateur, il n’est pas anonyme ; nous avons et son âge et son nom : une inscription du temps l’atteste, il a vingt-trois ans et se nomme Martin van Newenhoven. Il appartient à une famille qui donna, dit-on, vers ce temps-là, des bourgmestres à la ville. Ce jeune homme est sérieux, ses traits sont énergiques et d’une individualité fortement accentuée. Rien de plus délicieux que les détails de son ameublement ; il y a surtout des vitraux peints dont on ne peut détacher ses yeux ; ce n’est ni sec ni minutieux, c’est de l’imitation vive, hardie, spirituelle, à la