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quoi s’amuse M. Le général Kutusof au lieu de faire la paix?... Il passe les jours et les nuits avec une Valaque dont il est ensorcelé, et qui passe publiquement pour être aux gages de la Porte. Vous saurez qu’il a soixante-dix ans et qu’il a eu la tempe percée par un coup de feu qui lui a emporté l’œil et en a fait un des plus charmans hommes qu’on puisse connaître. » Ce Kutusof néanmoins rétablit les affaires, balança la fortune militaire de Napoléon à Borodino (7 septembre), et fut nommé maréchal. Il expliquait ses succès de cette spirituelle façon : « La Fortune, qui est une femme, avait eu un caprice pour Napoléon, qu’elle a comblé de ses faveurs; mais enfin elle en a eu honte, et s’est tournée du côté d’un vieux général qui a toujours adoré le sexe de cette déesse, et qui toute sa vie a été l’esclave de quelque femme; elle a rejeté l’autre en disant : Fi le vilain! »

La prise, l’incendie de Moscou précèdent de peu cette retraite épouvantable sur laquelle Joseph de Maistre donne de médiocres détails, s’arrêtant uniquement aux on dit qui peuvent traduire sa haine contre Napoléon et les Français. Il admet sans hésiter qu’un certain nombre de nos soldats aient vécu de chair humaine! Et quand il réfléchit, comme philosophe, à ces terribles carnages, à cette augmentation effrénée des armées sans proportion avec les revenus des états : « Aucun prince n’a tort, dit-il, car quel est celui qui pourrait commencer la diminution sans se compromettre? Le mal ne peut être guéri que par une révolution générale qui mettra tous les princes à la fois dans l’impossibilité de continuer ce luxe destructeur; mais alors ce sera, suivant le proverbe sublime de mon pays, brûler une savate pour ne plus sentir le fumier : où est le profit? Cependant la savate est inévitable, parce que l’homme européen, le fils de Japhet (audax Japeli genus), veut changer même sans profit. C’est pourquoi toute bonne politique doit tendre à l’en dégoûter. Sem est bonhomme : pourvu qu’il ait une pipe, un sopha et deux ou trois femmes, il se tient assez tranquille ; mais Japhet est un terrible polisson! »

Quelques paroles encore sur Napoléon avant d’aborder dans Joseph de Maistre le côté diplomatique. « Le procès du genre humain contre un monstre a été jugé définitivement à Paris... Mais pourquoi l’île d’Elbe au lieu de celle de Botany-Bay, qui est sensiblement plus grande et plus commode?... Bonaparte n’est pas un homme qu’il faille laisser dans une petite île au centre de l’Europe avec des millions à sa disposition. » Aussi, après Waterloo, quelle joie! Le récit en est curieux : « Le 23 juillet-4 août, écrit Joseph de Maistre, nous étions assemblés dans l’église de Casan pour le Te Deum chanté pour l’heureuse entrée de sa majesté impériale à Paris; au milieu de la cérémonie, un léger murmure se fit entendre, et nous vîmes entrer dans le cercle le comte de S..., aide-de-camp-général de sa majesté l’empereur, en équipage de voyageur. Dans l’instant, on répéta de tous côtés : Il est pris, il est pris !, il est pris! Le grand-maréchal de la couronne, comte de Tolstoï, s’approcha de l’impératrice et lui dit quelques mots qui développèrent sur son visage la joie la plus visible[1] ; elle appela à elle l’ambassadeur de France et lui communiqua la nouvelle de la capture de Bonaparte devant l’île de Ré.

  1. On peut remarquer que la correspondance de Joseph de Maistre est pleine de semblables négligences de style.