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vrit pas la bouche, et ne me reparla jamais de ma visite chez les Halsey.

Dans l’ordre de mes souvenirs, c’est la mort de notre pauvre petite Emmeline qui doit ici trouver place. J’aimais cette préférée ; sa douceur, sa grâce, l’expression résignée de sa physionomie souffrante, m’attachaient à ma petite sœur. Jamais la jalousie n’avait altéré mon affection pour elle. Il me semblait très juste et tout naturel qu’on l’aimât mieux, puisqu’elle était plus aimable. Même quand on ne me les reprochait pas directement, je ne me dissimulais aucun de mes défauts. Je savais au fond de mon cœur une secrète amertume qui m’aliénait bien des sympathies ; je savais que mes manières réservées, mes habitudes silencieuses et ce qu’on appelait « ma physionomie fatale » gênaient et déconcertaient le bon vouloir de ceux qui m’entouraient. Ceux qui semblaient devoir me connaître le mieux, — ils ne me connaissaient guère, — m’accusaient parfois de fierté, de dureté. Je n’étais pourtant ni hautaine ni insensible ; mais j’étais marquée à un certain sceau, et, je le crois maintenant, condamnée à une certaine mission dont je portais pour ainsi dire les insignes.

Ma mère, à moitié folle de désespoir, fut vivement émue de la douleur que je manifestais et sur la sincérité de laquelle on ne pouvait concevoir aucun doute. Je me rappelle qu’un soir, me voyant occupée à réunir les « reliques» de notre chère envolée, les jouets qu’elle avait aimés, les modestes bijoux dont elle s’était parée avec le plus de plaisir, ma mère m’attira presque violemment sur son cœur : — Alswitha, disait-elle, vous êtes désormais mon seul enfant ! — Ces simples paroles touchèrent en moi quelques-unes des fibres les plus intimes. Il semblait qu’un flot tiède vînt détendre la rigidité glacée d’un cadavre perdu sous la neige. Un moment de plus laissées à nous-mêmes, nous pouvions, qui sait ? changer le terrible destin qui nous a été fait à l’une et à l’autre. Malheureusement notre mauvais génie nous apparut sous les traits de M. Wyndham. Il était sur le seuil de son cabinet, pâle, troublé, mécontent : — Louisa, dit-il avec autorité, vous vous faites mal en vous abandonnant ainsi à votre chagrin, vous faites mal à cette enfant en exigeant d’elle ces témoignages exagérée d’une sympathie qui n’est point de son âge. — Il n’en fallut pas plus. Habituée à trembler sous ce regard impérieux, ma mère ouvrit ses bras, qui s’étaient convulsivement refermés sur moi, elle se dégagea des miens, elle me repoussa presque,… et tout fut dit.

Tout fut dit !… Oh ! non pas. Cette intervention sacrilège d’un étranger entre une mère et sa fille m’avait blessée plus profondément que je n’aurais cru pouvoir l’être. Mon ancienne aversion pour