J’aime beaucoup, je ne le cache pas, l’esprit et le style vif, spirituel et décidé de M. de Tchihatchef ; il y a cependant un point qui me gâte son système et qui m’empêche de m’y laisser aller : c’est le dénoûment non caché et fort désiré de ce système, c’est-à-dire le partage de l’empire ottoman.
Je n’ai jamais pu me prêter à l’idée du partage de l’empire ottoman, et cela à cause des partageans et des partagés : à cause des partageans, car ce partage détruit entièrement l’équilibre de l’Europe. Il doit profiter aux états contigus et nuire aux états éloignés. La Russie et l’Autriche s’agrandiront; la Prusse n’aura rien, la France non plus, à moins qu’on ne nous donne notre dédommagement en Afrique, ce qui est une charge, ou sur les bords du Rhin, ce qui est une guerre européenne. L’Angleterre, grâce à sa marine, qui lui fait une contiguïté universelle, aura sa part, n’en doutons pas; et l’Espagne, qu’aura-t-elle? et l’Italie, si elle devient un grand état, qu’aura-t-elle? Elle a sur l’Orient les droits de la proximité; elle a l’héritage des droits de Gênes et de Venise; elle a l’ambition, et déjà même elle a une querelle avec la Turquie. Personne ne peut s’imaginer ce que sera l’Europe qui sortira du partage de l’empire ottoman, quels seront les forts, quels seront les faibles. Ce que personne ne peut contester, c’est que l’équilibre actuel de l’Europe sera renversé.
Je repousse donc le partage à cause des partageans, mais je le repousse encore plus à cause des partagés : et notez que les partagés pour moi, ce ne sont pas les Turcs, ce sont les populations chrétiennes. Ce sont elles dont je revendique les droits. Les Turcs en Orient sont le passé, et le passé mort; mais les populations chrétiennes sont l’avenir. C’est cet avenir qu’il me parait affreux de sacrifier à l’ambition européenne. — Prenez garde, me dit-on de l’autre côté de la Manche : quand vous prenez si lestement votre parti de la destruction de la Turquie, vous faites, sans le vouloir, les affaires de la Russie. Si les Turcs ne sont plus, les populations chrétiennes ne sont pas encore. Il n’y a que les Russes qui existent. Ecarter les Turcs, c’est appeler les Russes : choisissez donc entre les Russes et les Turcs. — Eh quoi? sommes-nous forcés de choisir? N’y a-t-il donc pour l’Orient d’autre condition que d’être Turc ou Russe? Je n’accepte pas un pareil dilemme, je ne me laisse pas placer dans un pareil étau. Il y a en Orient des populations chrétiennes qui n’ont jamais quitté ni leur patrie ni leur foi; pourquoi ne s’appartiendraient-elles pas? Pourquoi ne recouvreraient-elles pas leur indépendance? Je lisais dernièrement dans le New Quarterly Review un article fort curieux qui, comparant l’état social et politique de la Turquie avec l’état politique et social de la Russie, préférait