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ces ennemis qui, ne pouvant lui répondre, ont voulu le déshonorer ; Thomas Garrett, le quaker héroïque, procure pendant sa vie une retraite, des secours et la liberté à plus de deux mille esclaves fugitifs ; John Brown et ses compagnons luttent noblement et meurent plus noblement encore. Une femme aussi, Mme Beecher Stowe, a pu intéresser le monde entier à la cause du nègre opprimé ; elle a fait pleurer d’innombrables lecteurs, elle a du coup rangé parmi les abolitionistes toutes les femmes, tous les enfans, tous les cœurs accessibles à la pitié. Et que dire de tant d’autres héros aux noms inconnus, qui, au mépris des lois iniques de leur patrie, ont délivré des esclaves, les ont aidés dans leur fuite vers le Canada, les ont défendus au péril de leur vie, et, saisis par les planteurs, ont été pendus à une branche sans autre forme de procès ? Le nombre de ces hommes de cœur a, nous le croyons, beaucoup augmenté dans ces dernières années ; malheureusement il n’est pas encore assez considérable pour constituer un parti, et ceux qui entreprennent la croisade électorale contre l’esclavage, ceux qui nomment la majorité des représentans dans le congrès de Washington et tiennent aujourd’hui le sort de là république entre leurs mains, sont animés en général par des mobiles tout autres que le dévouement et la justice : ils ont en vue leurs intérêts matériels, et non le bonheur des nègres. Dans leurs philippiques contre les habitans du sud, les hommes du nord ne sont pas avares des mots de justice et de liberté ; mais on ne s’aperçoit point que, dans leurs propres états, ils s’efforcent d’élever les nègres à leur niveau. Des prédicateurs de la Nouvelle-Angleterre tonnent du haut de leurs chaires contre le péché de l’esclavage, des poètes marquent dans leurs vers brûlans les ignobles marchands d’esclaves, des comités de dames se réunissent pour lire des brochures abolitionistes, des ouvriers s’assemblent en tumulte pour arracher un esclave fugitif des mains de ses persécuteurs ; mais ces défenseurs si zélés pour la cause de leurs frères asservis dans les plantations lointaines ne se souviennent pas qu’ils ont près d’eux des frères noirs qu’ils pourraient aider et aimer : ils ne, peuvent chérir les nègres s’ils n’habitent au sud du 36e degré de latitude.

On l’a vu récemment, lors de la guerre du Kansas entre les planteurs du Missouri et les colons venus de New-York et du Massachusetts. Dans ce nouveau territoire, les hommes de liberté et les hommes d’autorité s’étaient donné rendez-vous en champ clos : l’avenir était aux prises avec le passé, la république démocratique avec la féodalité esclavagiste. Que n’espérait-on pas de cette lutte suprême entre les deux principes, de ce choc entre le bien et le mal ! Enfin les abolitionistes triomphans allaient travailler au bonheur de la race nègre si longtemps sacrifiée, ils allaient fonder un