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des habitans de l’Ohio, les fugitifs ne sauraient éviter la misère et la faim. Ainsi le point d’appui le plus solide de l’esclavage est le mépris que la grande majorité des soi-disant abolitionistes du nord affichent eux-mêmes pour les nègres. Les planteurs peuvent justement affirmer que leurs esclaves sont mieux soignés, mieux nourris, moins soupçonnés, moins méprisés et matériellement plus heureux que ne le sont les pauvres nègres libres du nord ; ils peuvent déclarer sans crainte d’être contredits, que les propriétaires les plus cruels envers les esclaves, ceux qui exercent leurs prétendus droits de maîtres avec la plus grande rigueur, sont des spéculateurs venus des états yankees ; ils prouvent aussi que presque tous les négriers sont armés et équipés dans les ports de New-York et de la Nouvelle-Angleterre au vu et au su de tout le monde. Entre les planteurs et la majorité des membres du parti républicain, il n’existe donc pas de lutte de principes, mais seulement une lutte d’intérêts. C’est là ce qui fait la force des esclavagistes : comme le satyre de la fable, ils ne soufflent pas tour à tour le froid et le chaud de leurs lèvres perfides.

Un signe infaillible du mépris dans lequel les gens du nord tiennent la race nègre, c’est qu’on n’entend jamais parler de mariages entre jeunes gens de race différente ; l’avilissement dans lequel le mépris public a fait tomber les nègres libres est tel que l’amour lui-même ne peut jamais les relever jusqu’à la dignité d’hommes. Sous ce rapport, la littérature américaine, reflet de la nation qui l’a produite, exprime bien par son silence l’antipathie universelle pour la race déchue. Le roman abolitioniste n’a point encore eu la hardiesse, d’unir par les liens de l’amour et du mariage un nègre intelligent, généreux, tendre, éloquent, avec la blanche fille d’un patricien de la république : c’est qu’en effet un semblable mariage serait considéré comme abominable par la morale américaine. Toute femme qui contracterait une semblable union perdrait sa caste comme la fille du brahmine épousant un paria, et bien des années s’écouleront peut-être avant qu’on puisse en citer un seul exemple.


III.

Après avoir indiqué les obstacles qui s’opposent dans l’Amérique du Nord à la réconciliation de la race noire et de la race blanche, il est nécessaire de signaler les faits qui prouvent combien est instable l’équilibre d’une pareille situation et combien l’affranchissement des esclaves devient indispensable sous peine de déchéance et de ruine absolue pour les états du sud. Rien n’atteste mieux les funestes effets de l’esclavage que le contraste offert par les deux moitiés de la république