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deux pavillons réservés à l’état-major et aux étrangers que la bonne fortune d’une lettre d’introduction conduit sous ce toit hospitalier. La façade extérieure du palais ouvre sur une vaste pelouse où paissent en liberté, d’innombrables daims, sans s’inquiéter des marches et contre-marches de deux sentinelles européennes apostées aux abords de l’édifice. Sur la gauche, des cages et des palis renferment une ménagerie composée de singes, de bisons, d’une admirable panthère noire et d’un jeune rhinocéros du plus aimable naturel, avec lequel, grâce à un faible et quotidien tribut de bananes, j’eus bientôt établi les relations les plus cordiales, Quant aux jardins, il faudrait la science d’un Linné pour donner une idée exacte de cet Eden où la nature tropicale s’épanouit dans sa plus luxuriante beauté. Le pinceau d’un maître habile pourrait seul rendre justice à ce torrent pittoresque qui borde l’un des côtés du parc, et à ce charmant bain où Hendrik voulut me conduire à mon débotté. Imagine une vaste cuve de marbre blanc remplie d’eau limpide et entourée d’une ceinture de géans verts et chevelus, dont l’épais feuillage eût bien assurément dérobé les charmes de la chaste Suzanne aux regards impudiques des deux vieillards. Il est vrai que des serpens suspendus aux arbres s’élancent quelquefois, dit-on, sur les épaules des baigneurs ; mais je ne me crois point destiné au trépas de Cléopâtre, et, après avoir savouré sans arrière-pensée les jouissances du bain, étendu sur une natte, un fort bon cheeroot à la bouche, l’esprit libre et dispos comme à vingt ans, je me sentais tout porté à cultiver les rêves les plus couleur de rose. Il n’en était pas de même d’Hendrik, dont la figure trahissait les plus sombres préoccupations. — Vous savez que vous tombez ici en pleines réjouissances, et qu’il y a bal au palais ce soir ? me dit le marin.

— Ce dont je suis loin de me plaindre, repris-je en toute sincérité, car, comme tu le sais, malgré ma trentaine plus que sonnée, la perspective d’un bal ne m’effraie encore que médiocrement.

Le marin répliqua d’un ton bref qui trahissait les agitations de son esprit : — Je ne saurais en dire autant, et je me sens tout aussi disposé à aller danser ce soir qu’à aller me faire pendre. Depuis mon retour, un sort malin s’est acharné à contrarier tous les projets de passe-temps que j’avais formés pour vous distraire. Mon frère a été obligé, vous le savez, de partir pour Sumatra en toute hâte il y a près d’un mois, et une lettre reçue hier soir m’annonce qu’il ne peut encore fixer l’époque de son retour. Cela ne m’empêchera pas sans doute de vous faire les honneurs de Tjikayong et de vous offrir quelques belles chasses ; mais j’aurais été si heureux de vous présenter mon excellent frère, un cœur d’or, dont je suis fier ! Vous verrez au reste ce soir tout le personnel de la plantation : ma belle et bonne petite nièce, sa charmante institutrice, avec et y compris