Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/284

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avais rien fait pour le mien, puisqu’il n’y avait pas pour moi de plus grand malheur, que celui de ne plus la voir. » Enfin, au mois de janvier 1781, incapable de supporter plus longtemps ce douloureux séjour, il se décide à partir ; il voyagera, il ira voir Naples, et pourquoi Naples ? Vous le devinez sans peine, c’est que Rome est sur sa route. Les agens secrets de Charles-Edouard en penseront ce qu’ils voudront ; est-il possible de traverser Rome sans s’y arrêter au moins quelques jours ? Il s’y arrête, et sa première visite est pour le couvent des ursulines ; mais c’est lui-même qu’il faut laisser parler : « J’arrivai, je la vis (ô Dieu ! mon cœur se brise encore rien que d’y penser !), je la vis captive derrière une grille, moins tourmentée peut-être qu’elle ne l’était à Florence, mais, par d’autres motifs, tout aussi, malheureuse ! Hélas ! n’étions-nous pas séparés ? Et qui pouvait savoir quand nous cesserions de l’être ? Du moins, à travers mes larmes, c’était pour moi une consolation de songer que sa santé allait se rétablir peu à peu, de penser qu’elle pourrait respirer un air plus libre, dormir d’un sommeil paisible, ne plus avoir sans cesse à trembler devant l’ombre invisible, odieuse, d’un époux ivre, — qu’elle pourrait vivre enfin… Cette idée me rendait moins cruels et moins longs les jours horribles de l’absence, lorsque d’ailleurs il fallait bien m’y résigner. » Il se résigna donc, non pas sans des frémissemens de colère ; il se résigna même à solliciter les autorités romaines, à courtiser le cardinal d’York, pour obtenir la permission de voir la comtesse. Le gentilhomme altier, le poète impatient du joug s’imaginait vraiment avoir des droits sur la femme de Charles-Edouard, et il s’indigne des difficultés que rencontre sa pétition, comme s’il était victime de quelque monstrueuse injustice. Il faut voir avec quel dédain il traite ces frères, comme il les appelle, l’héritier du trône de Charles Ier et le cardinal d’York, au moment même où il déclare qu’il n’en veut pas dire de mal : « Si j’ai pu, dit-il, abaisser devant eux l’orgueil de mon caractère, que l’on juge par là de mon immense amour pour Mme d’Albany ! »

Obligé pourtant de quitter Rome, il continue son voyage et s’établit à Naples, le désespoir dans l’âme. Adieu, la poésie, adieu les rêves de l’artiste ! Ces figures à peine ébauchées qui déjà lui souriaient de loin, ces créations entrevues à demi dans la première aube de l’imagination qui s’éveille, un voile sombre les recouvre à ses yeux. À Naples comme à Florence, Alfieri sent que sa muse l’abandonne. Une seule pensée, une seule occupation remplit ses longues journées d’exil : écrire à la comtesse et attendre, pour les mouiller de larmes, les pages tracées de sa main. « Chaque jour, dit-il, je m’en allais, solitaire, parcourir à cheval ces belles plages de Pausilippe et de Baïa, ou encore vers Capoue et Caserte, les yeux presque toujours baignés de larmes, et tellement anéanti que mon