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Un des membres européens protesta vivement contre cette apostrophe ; mais le membre sujet de la Porte, déjà troublé par l’apostrophe de son supérieur, fut encore plus troublé de la protestation qui le défendait et le compromettait. Cette scène a laissé tout le monde convaincu que les membres du conseil sujets de la Porte se trouvent mal à l’aise devant les pachas, et que le conseil par conséquent manque de l’indépendance qui est la première condition pour bien faire… Le gouvernement turc n’entend se servir du conseil qu’à son heure, quand il lui plaît, et pour partager la responsabilité de ses actes, qu’il ne veut pas garder tout entière. Le conseil n’est en un mot que la fiction d’un pouvoir qui ne peut rien faire d’utile par lui-même en vue de la crise qui se prépare, et qui ne sert tout au plus qu’à induire le public en erreur.

Que de remarques j’aurais à faire, si je voulais rapprocher le témoignage des voyageurs modernes du tableau qu’on nous fait de l’infériorité des membres sujets de la Porte, surtout des membres chrétiens, dans le conseil des finances ! Cette condition des chrétiens dans les conseils mêmes où ils siègent à côté des Turcs à titre égal selon la loi, à titre inférieur selon les mœurs et l’esprit turcs, est un des traits caractéristiques de l’état actuel de la Turquie. En vain la charte de Gulhané et le hatt-humayoun de 1856 ont décrété l’égalité entre les Turcs et les chrétiens ; les Turcs et les chrétiens n’y croient point. Le cœur des Turcs s’est endurci et perverti par la longue possession de la tyrannie ; les chrétiens se sont flétris et abattus dans l’esclavage. Ils ont beau lire dans les décrets du sultan qu’ils sont, comme les Turcs, les sujets de la Porte-Ottomane, et qu’il n’y a aucune différence entre eux : la vieille peur du glaive ottoman subsiste ; les uns sont toujours le peuple qui répandait le sang chrétien comme l’eau ; les autres sont toujours le peuple qui était massacré et pillé sans fin et sans merci. Vous avez beau mettre le chrétien et le Turc sur les bancs du même tribunal comme juges : le Turc ne croit pas avoir un collègue dans le chrétien, et le chrétien ne le croit pas davantage. Je lisais dernièrement dans un rapport du consul anglais de Monastir, en Macédoine, à sir Henri Bulwer, en date du 9 juillet 1860, ces paroles curieuses : « Quant aux chrétiens qui siègent dans les medjless (espèces de conseils provinciaux) à côté des Turcs, c’est pure affaire de forme, car ils n’osent jamais avoir une autre opinion que les membres musulmans. J’ai entendu dire qu’il y a quelques années le membre chrétien qui siégeait au medjless de Monastir périt empoisonné pour s’être opposé à ses collègues musulmans. » Il n’y a rien qui se guérisse plus lentement que le mal de la peur : il ne se guérit même point par la haine. Le chrétien hait le Turc, mais il le craint, comme son ancien bourreau. Je me souviens