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qu’on me racontait à Bucharest qu’en 1829, Achmet-Pacha, ambassadeur de la Porte-Ottomane en Russie, traversa ce pays pour se rendre à Saint-Pétersbourg. Il semblait, à la réception, empressée qu’on lui faisait, que la mort marchait encore derrière lui. « Il paraît que cette manière de couper les têtes laisse dans les esprits une forte impression, disait à cette époque un général russe. Je fus avec Achmet-Pacha chez l’ex-hospodar Ghika, et quoique, en ma qualité de commandant de la ville, j’eusse quelque importance, même à côté d’Achmet-Pacha, le vieux Ghika oublia de m’inviter à m’asseoir, et il fit donner la pipe non-seulement à Achmet, mais à son secrétaire avant moi. Achmet, en colère, arracha la pipe à son secrétaire et me donna la sienne. « Ce sont de vieilles idées, me disait-il en sortant ; cela ne nous convient plus. » — Vieilles, oui, mais profondément gravées par la peur dans l’âme du raya.

À la terreur qu’inspire le Turc par sa seule qualité de Turc, ajoutez, pour expliquer l’attitude abattue des membres chrétiens du conseil des finances, ajoutez la peur que fait un pacha ou un grand-vizir. Qui donc s’aviserait en Orient de résister à un pacha ou à un vizir ? Cette timidité qu’inspire le principe d’autorité représenté par un pouvoir illimité ne se voit pas seulement à Constantinople, je le sais ; mais je trouve dans le voyage de M. Senior une anecdote qui exprime bien les effets de cette timidité. M. Senior causant avec un Anglais sur les mœurs et les habitudes des fonctionnaires turcs, sur leurs fortunes rapides, « il est presque impossible qu’un pacha reste pauvre, lui dit cet Anglais, à moins d’être absolument indifférent à l’argent. Le palais de Rechid-Pacha et son parc sur le Bosphore valent au moins 200,000 livres sterling (5 millions), les terres valent peut-être 300,000 livres sterling (7,500,000 francs). À la mort du dernier propriétaire, décédé sans héritier mâle, ces biens échurent au sultan et furent vendus à l’enchère. Rechid était grand-vizir, et les acheta pour 25,000 livres sterling (625,000 fr.). Comme de juste, personne ne surenchérit sur le grand-vizir. — Mais, demanda M. Senior, si quelqu’un avait couvert l’enchère de Rechid et était devenu acquéreur, quelles en auraient été les conséquences ? — Il est inutile de demander, répond l’interlocuteur, ce qui serait arrivé dans un cas impossible. Une idée aussi étrange que de surenchérir contre un vizir ou même contre un pacha n’est jamais entrée dans la tête de personne. Rechid a été très généreux en estimant ces terres 25,000 livres sterling. Il aurait pu se les faire adjuger pour 1,000 livres[1]. »

Malgré la triste expérience que les membres européens acquéraient

  1. La Turquie contemporaine, page 101.