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pour une dent. » Il s’indigne que le propriétaire « ait tenté de faire l’apologie de sa conduite et de prouver qu’il n’était ni un exterminateur, ni un oppresseur du peuple. » Assurément M. l’abbé Perraud ne savait pas, quand il a écrit ces lignes, que la majorité des propriétaires voisins de celui qu’il signale à l’animadversion publique ont eu leurs pères ou leurs frères assassinés.

Le nom des personnes que M. l’abbé Perraud attaque aurait dû le mettre sur ses gardes : c’est le marquis de Lansdowne, dont chacun connaît la bienveillance et la bonté ; c’est lord Derby, qui tient à honneur de se montrer bon propriétaire irlandais. Ceux-là ont pour se défendre contre de semblables attaques leur réputation, les autres y sont exposés sans défense. La fureur de nationalité est si forte chez M. l’abbé Perraud, qu’il en veut aux moutons du Donegal d’être de race écossaise. Il paraît que les mêmes sentimens existent dans ce comté. On s’y livre à la destruction des bestiaux. Les autorités ont institué la responsabilité pécuniaire des paroisses, mesure sévère assurément et qui rappelle la loi de vendémiaire en vigueur chez nous. Des bestiaux sont perdus, les habitans d’une paroisse sont requis d’aller à leur recherche ; un homme meurt le lendemain peut-être de fatigue. M. l’abbé Perraud s’écrie : « Dans son émotion, et qui ne la partagerait ? le narrateur de ce fait déclare devant Dieu que c’est là un assassinat, et que Cornélius Gallagher a péri victime de l’avarice, de l’oppression et de la cruauté. »

On me permettra de ne pas citer davantage. On comprend l’impression que j’ai éprouvée à la lecture de l’article de M. l’abbé Perraud. Comment un écrivain peut-il être dans le vrai quand il s’appuie, pour exposer l’état présent d’un pays, sur des citations et sur des anecdotes prises tout ensemble et sans choix à des auteurs morts depuis deux cents ou depuis cinquante ans, ou à des sources contemporaines suspectes au moins de partialité ? Une des phrases les plus remarquables de l’article de M. l’abbé Perraud, celle qui rappelle le fameux paradoxe : « La propriété, c’est le vol ! » est, selon lui, un témoignage d’autant plus important qu’il a été arraché par le cri de la conscience à un protestant. Ce protestant est M. Smith O’Brien, condamné par un jury irlandais pour une insurrection à main armée. M. l’abbé Perraud l’ignore sans doute. Il se trompe sur la valeur des faits et sur la valeur des personnes. Le système économique qu’il veut imposer aux propriétaires irlandais est celui qui a produit la famine en Irlande. Ce qui a rendu nécessaire la sévérité de la Revue, ce n’est pas seulement l’esprit général et les outrages personnels de l’article : c’est l’acte d’un écrivain français faisant écho aux clameurs qui s’élèvent quelquefois en Irlande contre ceux qui veulent la-punition du crime.

J’ai connu des philanthropes qui aimaient les noirs par haine contre les blancs. Je ne dirai pas qu’en Irlande M. l’abbé Perraud aime les verts par haine contre les orangistes. Il a été trompé par les renseignemens qui lui ont été donnés, il a été égaré par l’ardeur de ses sentimens, il n’a pas mesuré les conséquences de son langage ; j’en ai une preuve nouvelle dans l’insistance avec laquelle il m’a pressé de m’expliquer.


JULES DE LASTEYRIE.


V. DE MARS.