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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/620

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que Fabre ait trahi l’amitié d’Alfieri, qu’il lui ait dérobé l’amour de la comtesse, qu’il ait porté le trouble dans le ménage irrégulier du poète ; non, mais quand Alfieri mourra, Alfieri aura un héritier, celui-là même auquel il vient de tendre la main. Que deviendra dès lors la consécration de cet amour, cette consécration toute poétique, tout idéale, qui devait être l’œuvre suprême de sa vie ? Que deviendra le souvenir de cette idolâtrie si intime, si profonde, si merveilleusement sereine, à laquelle on promettait l’immortalité des beaux vers ? Le jour où la vérité sera connue, le jour où éclatera la punition secrète, tout ce fastueux édifice s’écroulera par la base.


VIII

La punition toutefois resta longtemps cachée. Ce n’est pas ici un roman vulgaire ni un drame à fracas ; la scène se passe dans le domaine invisible de la conscience, et aussi sur ce mobile théâtre de l’opinion où se font et se défont les gloires de la terre. Tout se passa d’abord décemment. Les convenances furent si bien gardées, que la mort d’Alfieri et les circonstances qui suivirent furent absolument conformes à l’idéal rêvé par le poète. Rien ne troubla sur ce point ses dernières années. Il était l’ami de Fabre, il s’intéressait à ses travaux, et les louait en ses vers avec une sympathie affectueuse. Lorsque le jeune peintre de Montpellier faisait le portrait de la comtesse d’Albany, celui d’Alfieri, celui de l’abbé de Caluso, lorsqu’il transportait sur la toile la scène la plus dramatique de la tragédie de Saül, Alfieri était bien loin de se douter que cet ami, cet hôte, ce disciple respectueux pût être appelé un jour à lui succéder auprès de celle qu’il nomme jusqu’à sa dernière heure l’incomparable amie. Il pouvait écrire avec sécurité ces mots : « J’oserai dire, j’oserai croire que son cœur, en s’appuyant sur le mien, y puise une force nouvelle. » Il pouvait achever d’une main sûre le récit de sa vie, et se dire tout bas avec orgueil : « J’ai élevé un monument à l’amour, j’ai donné à une souveraine déchue une royauté plus haute, et mon nom restera éternellement attaché au nom de la reine d’Angleterre. Parmi les chantres immortels de l’amour, en est-il à qui soit échue pareille destinée ? Ce qui a causé la folie du Tasse est devenu mon triomphe et ma gloire. » Ne serait-ce pas dans ces heures d’exaltation, dans ce délire de fatuité amoureuse et poétique, qu’il fit encadrer quatre miniatures représentant les quatre grands poètes italiens, entre lesquels une place vide, entourée d’une couronne de lauriers, portait ce seul mot : Digniori ?

Les dernières années d’Alfieri offrent peu d’incidens remarquables,