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coups de poing au lieu de donner des soufflets. Le premier et le troisième acte, qui sont les parties capitales de la comédie, n’en sont cependant ni les meilleures ni les plus dramatiques. À notre avis, le second acte, où il expose les ennuis et les contraintes d’une liaison non légalisée, est celui qui fait le plus d’honneur à M. Augier. C’est la même situation que M. Scribe a exposée dans Une Chaîne, mais avec plus d’âpreté, de violence et de vérité. Cependant, même dans ce second acte, M. Augier a commis une erreur inexplicable. Nous trouvons la conduite de M. Henri Charrier bien légère et la marquise d’Auberive bien bonne de ne pas le faire jeter à la porte dès ses premières paroles. Henri s’est rendu chez la marquise pour tâcher de rompre par un stratagème déloyal la liaison qui l’attache à M. de Sergines, aimé de sa sœur. Or la marquise est la propre marraine de Mlle Charrier, elle connaît par conséquent Henri depuis longues années, elle a sur lui une autorité d’amie et presque de marraine : pourquoi donc se conduit-elle avec lui comme une coquette mondaine, et ne l’arrête-t-elle pas dès les premiers mots, si elle n’a pas sérieusement envie de le laisser continuer jusqu’au bout ? L’expédient d’Henri n’est pas heureux, et il ne sert de rien dans la pièce ; il y renonce bien vite, et il a raison de ne pas insister. La scène du bal où la marquise persifle Vernouillet, qui l’a fait insulter dans son journal, et se dresse en face de lui dans toute sa dignité de femme, lorsque Vernouillet essaie de payer d’effronterie et d’insolence, est d’un heureux effet. Il y a vraiment de la noblesse dans le mot de cette femme acceptant publiquement la condition que la vie lui a faite : « Lâche, vous insultez une femme que personne n’a le droit de défendre. » Mentionnons encore au cinquième acte la pantomime désespérée du jeune Charrier, lorsque Vernouillet, qui sollicite la main de sa sœur, repoussé par lui, lui tend un vieux journal où est inséré le procès que gagna autrefois d’une manière infamante M. Charrier père, comme Vernouillet vient de gagner le sien ; cette pantomime est rendue par Delaunay avec beaucoup de naturel et une grande énergie.

Somme toute, la pièce n’est pas, comme on l’avait dit, un progrès de l’auteur ; il a fait aussi bien, et souvent il a fait mieux. Comme drame, elle est décousue, mal jointe, sans aucun plan, sans aucune unité ; comme moralité, elle est équivoque ; âpre et mordante plutôt que sévère et juste. Elle n’est pas assez impartiale pour être une équitable satire de notre société, et elle frappe sur un monde trop restreint pour être une représentation satirique des vices du temps. Aussi frappe-t-elle fort plutôt qu’elle ne porte loin. La pièce répond mal à son titre ; on nous avait promis les Effrontés, et on ne nous en présente qu’un seul, Vernouillet, lequel est insuffisant pour le but que l’auteur se proposait. C’est une légion de Vernouillets qu’il devait nous présenter, des Vernouillets de tout ramage, de tout étage et de tout plumage ; la pièce aurait eu ainsi une importance satirique sérieuse qu’elle n’a pas avec cet unique effronté. Aussi reste-elle, comme satire générale de la société, fort au-dessous d’une pièce célèbre de notre époque : les Faux Bonshommes, qui a le mérite de répondre à son titre et de présenter au choix des spectateurs l’assortiment de mauvais drôles que nous promettait M. Augier, et qu’il ne nous a pas donné.

Émile Montégut.

V. de Mars.