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éternellement d’un but qu’ils ne doivent jamais atteindre. Tous deux sont des tentatives de l’homme pour transformer le monde en le ramenant à la mesure de son esprit, mais ce sont des tentatives qui se déjouent du moment qu’elles réussissent. Il n’y a plus d’art dès que l’idéal a englouti le réel, plus de religion dès que le dogme est devenu tout entier pénétrable pour la raison ou même pour la conscience, car alors l’homme ne se retrouve plus en face que de lui-même : Dieu a disparu. Quoi qu’il en soit, une vive réaction ne tarda pas à se manifester en Allemagne contre l’exagération avec laquelle avait été faite la part du moi humain dans la fixation des rapports entre la personne qui comprend et les choses qui sont comprises. Cette réaction fut favorisée par tout le développement social de l’époque. Elle le fut par les Sciences positives, qui célébraient précisément alors quelques-uns de leurs plus éclatans triomphes, et qui ne pouvaient étendre l’empire de l’homme sur la nature sans donner à tous une nouvelle confiance dans ces réalités matérielles dont la puissance se faisait sentir d’une manière si évidente. Il en arriva de même dans un autre domaine de la pensée. On en était à la grande époque de la littérature allemande. Goethe et Schiller avaient créé une poésie nationale et donné un élan extraordinaire aux esprits ; puis le romantisme avait exagéré ce mouvement. L’art avait été érigé en religion, le beau avait été proclamé la conciliation de toutes les contradictions et la solution de tous les problèmes. On s’abandonnait aux impulsions d’un instinct tenu pour divin, La doctrine de Schelling devint l’expression de ces nouvelles tendances. Elle fut à la fois philosophie de la nature et philosophie de l’art ; on pourrait l’appeler la métaphysique du romantisme. L’œuvre de Kant avait été essentiellement critique ; Schelling prétendit élever l’intuition à la valeur d’un procédé scientifique. Kant avait laissé l’esprit et le monde en face l’un de l’autre ; Schelling entreprit de les ramener à l’identité. L’identité absolue, tel fut le nom de la doctrine nouvelle. L’homme et la nature ne faisaient plus qu’un pour la spéculation, comme ils se fondent en effet et se confondent dans le sentiment du beau et dans l’ouvrage de l’artiste. Toutefois, et c’est en ceci que consiste le progrès de Schelling sur Spinoza, le fond de l’identité, l’essence de l’absolu, n’était plus la substance, c’était la raison. Spinoza avait concilié ce qu’il appelait la pensée et l’étendue en en faisant deux attributs d’un même sujet ; mais ces deux attributs restaient ainsi à côté l’un de l’autre dans leur différence et leur opposition : Schelling les fondit en élevant la pensée elle-même à la dignité de substance. Spinoza avait donné la priorité à la nature, Schelling revendiqua cette priorité pour l’esprit, L’esprit ne fût plus opposé au monde, il en devint le principe et le fond ; le monde ne fut plus opposé à l’esprit, il en devint la forme et la manifestation ;