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Sans quitter le, terrain des idées générales, qui seules peuvent trouver place dans nos études présentes, voyons maintenant comment se comportent le milieu et l’hérédité dans la-formation, des races sauvages et des faces domestiques. Dans un ouvrage remarquable que nous avons déjà cité[1], M. Darwin a fort bien montré qu’il n’est pas d’espèce animale ou végétale qui, se développant librement et sans obstacle, n’eût bientôt envahi le globe tout entier. Cependant les espèces se comptent par centaines de mille, et chacune d’elles occupe une certaine place dans le monde. Elle n’obtient en réalité sa part, quelque petite qu’on la suppose, qu’aux dépens de toutes les autres. De là résulte entre ces espèces, qui toutes veulent vivre et se développer, cette guerre sans paix ni trêve, directe ou indirecte, si justement nommée par l’auteur anglais la lutte pour l’existence (struggle for existence). Le monde extérieur ajoute son influence aux causes de destruction qui résultent pour tous les êtres vivans de leur simple coexistence. Lui aussi est souvent un ennemi, ennemi terrible, que le végétal ou l’animal ne saurait vaincre, et avec lequel il n’est d’autre accommodement possible que de se plier à ses lois. Les individus succombent par myriades dans ces combats incessans, dans ces luttes acharnées, que voile si souvent un calme apparent. Ceux-là seuls résistent qui ont pu les soutenir grâce à quelques qualités particulières qui passent à leurs enfans, et que, ceux-ci transmettront à leur tour. Or, pour que ces qualités conservent leur efficacité, il faut que les ennemis à combattre soient les mêmes. Si ces ennemis changent, des qualités nouvelles deviennent nécessaires, et voilà comment, par exemple, il est impossible que le chacal de l’Inde soit identique avec celui du Sénégal, et que le renard d’Égypte reproduise tous les caractères du renard de la Sibérie. C’est donc par élimination et par une sélection naturelle (natural sélection), comme l’appelle M. Darwin, que les espèces livrées à elles-mêmes perdent leurs représentans inaptes à prospérer dans des conditions données, conservent ceux qui se prêtent à ces conditions, et enfantent ces races naturelles dont nous avons constaté l’existence. Dans cette succession de causes et d’effets, retracée souvent par le naturaliste anglais d’une manière aussi intéressante qu’instructive[2], le rôle prépondérant

  1. On the Origin of Species. — Voyez, sur cet ouvrage, l’étude insérée dans la Revue du 1er avril 1860 par M. Laugel.
  2. Je regrette de ne pouvoir insister plus longtemps sur l’ouvrage de M. Darwin, et le regretterais bien davantage si ce livre n’avait été déjà le sujet d’un examen sérieux dans ce recueil. L’étude de M. Laugel et les lignes que j’ai consacrées au même sujet Revue du 1er janvier 1861) auront mis le lecteur au courant des ressemblances très grandes et des différences non moins considérables qui existent entre mes idées et celles du savant et ingénieux Anglais. Les vues de M. Darwin s’attaquent à l’origine même des choses, et il me parait difficile que la science positive remonte jusque-là. Il cherche à expliquer d’où sont venues les espèces actuelles et les fait dériver toutes d’un type unique modifié pendant une suite incalculable de siècles qui comprend toutes les périodes géologiques : je me borne à rechercher ce que sont les espèces qui vivent aujourd’hui et ont vécu dans la période actuelle. Mais ce qu’il dit de la formation des espèces, je l’ai dit dès 1846 de la formation des races, si bien qu’en mettant un mot à la place de l’autre, nous nous trouvons d’accord à peu près sur tous les points généraux se rattachant à cet ordre de faits. Un détail assez curieux montre jusqu’à quel point nous nous rapprochons ici. M. Darwin a donné dans son livre une figure idéale destinée à faire comprendre la filiation des espèces dérivées d’un type primitif. Eh bien ! cette figure est presque identique avec celle que j’avais placée sous les yeux de mes auditeurs pour leur donner une idée de la filiation des races issues d’une même espèce. Je dois ajouter que la doctrine fondamentale de M. Darwin sur l’origine des espèces avait été formulée très nettement par M. Naudin antérieurement à la publication faite en Angleterre. Revue horticole, mai 1852, et Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, 1858.) Toutefois le botaniste français avait été moins absolu que ne l’a été le zoologiste anglais. En rappelant ces faits, je n’ai d’ailleurs, on le comprend, nulle intention de diminuer le mérite très réel et très grand du savant naturaliste de l’expédition du Beagle. M. Darwin n’a certainement rien su de mes leçons au Muséum et ne connaissait pas le mémoire de M. Naudin, pas plus que je ne le connaissais moi-même avant d’en avoir lu tout récemment un extrait étendu dans un rapport de M. Decaisne.