Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/1006

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du moyen âge : « Puisque la croisade est manquée et que nous ne pouvons combattre les infidèles, égorgeons tous les Juifs ; puisque la disette nous décime, égorgeons tous les sorciers ! » Il en est à peu près de même des cris d’anathème que nous poussons contre de pauvres gens qui sont aussi innocens que les Juifs du moyen âge des crimes dont on les accuse. Il y a d’ailleurs je ne sais quoi de superstitieux dans cette logique qui nous porte à attribuer à des agens personnels la responsabilité de phénomènes qui sont dus à des causes naturelles, indépendantes de toute volonté individuelle. La stérilité littéraire existe, c’est un fait trop certain ; mais on cesserait d’en faire peser la responsabilité sur les écrivains contemporains, si l’on avait bien voulu réfléchir à ce fait : que la littérature d’imagination est une fleur extrêmement rare, et qui s’épanouit à des intervalles très irréguliers. Il ne faudrait pas en effet que notre affliction nous portât à croire que notre époque est une exception à une loi générale ; elle partage au contraire le sort commun à presque toutes les époques. Ce sont les périodes littéraires brillantes qui sont l’exception, et les périodes littéraires médiocres qui sont la loi générale et ordinaire. Dans le monde de l’esprit comme dans le monde social, l’opulence n’est que transitoire et exceptionnelle ; la médiocrité est la condition permanente et universelle. Une des plus grandes erreurs que l’on puisse commettre, c’est de considérer la littérature, et spécialement la littérature d’imagination, comme existant par elle-même, comme possédant en elle-même son principe de vie, comme maîtresse de précipiter ou de ralentir à son gré le cours de son existence, de choisir ses sujets, ses thèmes favoris d’inspiration, ainsi qu’un homme choisit ses amis, ses habits, ses logemens. Il n’y a rien de plus faux. La littérature d’imagination n’existe pas par elle-même et n’est pas maîtresse de ses destinées, elle n’a pas en un mot une personnalité tranchée, comme la religion, la politique, la philosophie, la science, qui existent par elles-mêmes et ont en elles-mêmes leur principe et leur but. Elle n’est qu’un produit, un résultat, un composé. Elle est formée par le concours de toutes les énergies humaines, et révèle, selon la forme qu’elle a revêtue, soit l’harmonie existant entre ces énergies, soit leurs désaccords et leur hostilité, soit encore la prédominance de l’une de ces énergies sur toutes les autres ; mais si l’on suppose que ces énergies se retirent d’elle, elle cessera d’exister, ou traînera une existence stérile, parce qu’elle aura perdu sa raison d’être. Que peut être en effet une littérature lorsqu’elle a perdu les secours que lui donnaient la religion, la politique ou la philosophie, qui peuvent exister sans elle, mais dont elle ne saurait se passer ?

Il faut donc, pour qu’une grande littérature d’imagination se produise, un concours de circonstances qui se rencontre assez rarement ;