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Linné parle dans ce manuscrit du coup d’état de Gustave III (1772). Nous savons que, né en 1707, il est mort en 1778. Nous avons donc évidemment ici un ouvrage de sa vieillesse, peut-être même les dernières pages qu’il ait écrites.

Le sujet, indiqué suffisamment par le titre, est la vengeance divine inévitable sur la terre même, ou la nécessité de la réparation ici-bas. Il ne faut pas croire d’ailleurs qu’on doive trouver dans ces pages le développement complet et régulier d’une thèse religieuse ou morale ; ce n’est pas un traité, ce n’est pas même.un livre proprement dit : c’est plutôt, à vraiment parler, un recueil de notes, mais qui ont toutes rapport à un seul et même objet, à une pensée unique, celle de la justice divine punissant les crimes sur la terre. Loin de songer à les publier un jour, Linné tenait ces notes fort secrètes ; il en donne la raison dans une dédicace adressée à son fils, et qui lui sert d’introduction :

« Mon fils unique, tu es venu dans un monde que tu ne connais pas. Sans comprendre la valeur des choses, tu en admires l’éclat, et pour toi le spectacle est confus, comme si nul œil ne regardait, comme si nulle oreille n’entendait. Tu vois les plus beaux lis étouffés par l’ivraie. Détrompe-toi ; au milieu de ce monde réside un Dieu juste qui fait droit à chacun. Innocue vivito ; numen adest (vis sans faire le mal ; la divinité est présente).

« Il y eut un temps où, moi aussi, je doutai que Dieu prît souci de nous. Le grand nombre des années m’a instruit ; c’est leur enseignement que je te transmets. Tous les hommes veulent être heureux, et il est donné à bien peu de le devenir. Veux-tu le devenir en effet, sache que Dieu te voit. Innocue vivito ; numen adest.

« Si tu n’en crois pas ce qui est écrit, crois-en l’expérience. J’ai enregistré les exemples restés dans ma mémoire ; consulte ce tableau fidèle et veille sur toi. Felix quem faciunt aliena pericula cautum (heureux celui que les épreuves d’autrui ont rendu sage).

« J’aurais volontiers passé les noms propres sous silence, j’ai dû cependant les inscrire, afin de te convaincre de la vérité ; mais tu les tiendras secrets, du même soin jaloux avec lequel tu préserves ta prunelle et ton cœur ; tu ne les révéleras à nul homme sur la terre, car ton confident d’aujourd’hui sera peut-être ton ennemi demain, et si quelqu’une des familles qui sont ici désignées était victime d’une semblable révélation, cela te vaudrait le malheur de toute ta vie, et peut-être la mort. Tiens donc ce dépôt pour sacré ; je requiers de toi que personne ne soit lésé par là dans son nom et dans son honneur. Si tu manques à cette recommandation, tu auras mal agi ; en blessant l’honneur des autres, tu auras blessé ton vieux père, et, conformément à la justice, tu seras puni. Encore une fois, je n’ai inscrit ces noms que pour répondre à tes doutes intimes. Peut-être d’ailleurs quelques-uns de mes récits sont-ils peu exacts. De ton côté, écoute et ne dis rien ; ne blesse personne dans son nom et son honneur. »