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quelques-unes, et nous savons qu’au-delà de notre science présente et de notre expérience future, le filet étend à l’infini ses fils entre-croisés et multipliés. L’essence ou nature d’un être est la somme indéfinie de ses propriétés. « Nulle définition, dit Mill, n’exprime cette nature tout entière, et toute proposition exprime quelque partie de cette nature[1]. » Quittez donc la vaine espérance de démêler sous les propriétés quelque être primitif et mystérieux, source et abrégé du reste ; laissez les entités à Duns Scot ; ne croyez pas qu’en sondant vos idées comme les Allemands, en classant les objets d’après le genre et l’espèce comme les scolastiques, en renouvelant la science nominale du moyen âge, ou les jeux d’esprit de la métaphysique hégélienne, vous puissiez saisir la forme substantielle et suppléer à l’expérience. Il n’y a pas de définitions de choses ; s’il y a des définitions, ce ne sont que des définitions de noms. Nulle phrase ne me dira ce que c’est qu’un cheval, mais il y a des phrases qui me diront ce qu’on entend par ces cinq lettres. Nulle phrase n’épuisera la totalité inépuisable des qualités qui font un être, mais plusieurs phrases pourront désigner les faits qui correspondent à un mot. Dans ce cas, la définition peut se faire, parce qu’on peut toujours faire une analyse. Du terme abstrait et sommaire elle nous fait remonter aux attributs qu’il représente, et de ces attributs aux expériences intérieures ou sensibles qui leur servent de fondement. Du terme chien elle nous fait remonter aux attributs mammifère, carnassier et autres qu’il représente, et de ces attributs aux expériences de vue, de toucher, de scalpel, qui leur servent de fondement. Elle réduit le composé au simple, le dérivé au primitif. Elle ramène notre connaissance à ses origines. Elle transforme les mots en faits. S’il y a des définitions, comme celles de la géométrie, qui semblent capables d’engendrer de longues suites de vérités neuves[2], c’est qu’outre l’explication d’un mot elles contiennent l’affirmation d’une chose. Dans la définition du triangle, il y a deux propositions distinctes, l’une disant qu’il peut y avoir une figure terminée par trois lignes droites, l’autre disant qu’une telle figure s’appelle un triangle. La première est un postulat, la seconde est une définition ; la première est cachée, la seconde est visible ; la première est susceptible de vérité ou d’erreur, la seconde n’est susceptible ni de l’une ni de l’autre. La première est la source de tous les théorèmes qu’on peut faire sur les triangles, la seconde ne fait que résumer en un mot les faits contenus dans l’autre. La première est une vérité, la seconde une commodité ; la première est une partie de la science,

  1. Tome. Ier, p. 143.
  2. T. Ier, p. 164.