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se fût changée en œuvre de patience. L’obstination de Cuyp à peindre avec largeur, sans aiguiser son pinceau, sans se jeter non plus dans les audaces à la Rembrandt, cet entêtement stoïque qu’il soutint pendant quarante ans aux dépens de sa bourse et de sa renommée, par conviction d’artiste, par pur amour du vrai, c’est en son genre quelque chose d’aussi beau que les vingt-cinq premières années de la carrière de M. Ingres. Mais le pauvre Albert Cuyp est mort sans avoir vu le jour de la réparation, sans goûter et sans même entrevoir cette gloire tardive et sûre dont M. Ingres, grâce à Dieu, est maintenant en possession.

Dussiez-vous, dans la collection Six, ne pas voir autre chose que ce grand Albert Cuyp, et chez M. van Loon ne pénétrer, pour un instant, que dans la salle aux cadres noirs, vous seriez payé de vos peines. Surtout ne l’oubliez pas, il vous faut insister. N’en croyez pas vos guides, ils vous détourneront de frapper à ces deux portes ; c’est en dehors de leur tournée, et je connais des voyageurs, se piquant de bien voir, qui sont partis d’Amsterdam sans avoir même entendu dire qu’il y avait par la ville de telles raretés.

Après tout, mettons la chose au pis : vous aussi, vous n’aurez pu voir ni les tableaux de M. Six, ni ceux de M. van Loon, ni la galerie van der Hoop, léguée récemment à la ville, ni d’autres cabinets d’une moindre valeur, mais encore riches en bons tableaux. Je vais plus loin : les portes du musée lui-même vous seront brutalement fermées pour cause de vacance ou de réparation ; à La Haye, à Dordrecht, à Rotterdam, vous aurez même sort ; vous quitterez donc la Hollande sans avoir vu un seul tableau : eh bien ! vous n’en aurez pas moins fait un progrès immense dans l’art de sentir, de goûter, de classer sainement la peinture hollandaise, car vous aurez vu le pays, vous en aurez saisi l’aspect, le caractère, les singularités ; vous ne jugerez plus seulement sur parole de la fidélité de ses portraits. Si rapide que vous l’ayez fait, votre voyage vous donnera d’abord un franc dégoût de ces prétendues merveilles du pinceau hollandais devant lesquelles nos pères se pâmaient d’enthousiasme il y a quarante ou cinquante ans, et qu’ils payaient à si grand prix. La décadence raffinée, qui commence au dernier des Miéris et qui aboutit d’une part aux visages de cire, aux carnations d’ivoire du chevalier van der Werf, de l’autre aux mythologiques fadeurs de Gérard de Layresse, il suffit de trois jours en Hollande pour vous en guérir à jamais. Vous n’aimerez, vous ne pourrez plus voir que les peintres de la grande époque, et même encore, dans ce XVIIe siècle, garderez-vous toutes vos affections ? Que ferez-vous de ces maîtres qui se sont laissé prendre au soleil d’Italie, désertant leurs polders, leurs dunes, leurs canaux ? Ils vous plairont encore, mais comme des virtuoses