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auquel je ne saurais rien comparer parmi les acteurs français dont ma mémoire me fournit le souvenir.

Si des théâtres du centre nous passons à d’autres théâtres de Londres situés dans les quartiers excentriques, ne devons-nous pas nous attendre à voir le sentiment de l’art se dégrader de plus en plus ? Là trône, sur un amas de victimes, le mélodrame à feu et à sang, chargé de crimes, de poison et de déclamations furieuses. La littérature dramatique n’a presque plus rien à faire avec ces petits théâtres. Un arrangeur, qu’on paie à la toise, et que les Anglais désignent sous le nom de stock author, est attaché à l’établissement, ainsi que le tailleur et le peintre de décors. Sa tâche est de traduire ou de découper des rôles dans les pièces françaises. Le temps qu’il ne passe point à écrire, il le consacre à la scène, où il remplit généralement avec honneur l’emploi d’utilité. Ce que les directeurs des petits théâtres de Londres détestent le plus, c’est, comme ils disent, la métaphysique. Sous ce nom, ils désignent toute tendance à l’étude de la vie morale. L’un d’eux, se formant, selon moi, une beaucoup trop mauvaise idée de son public, disait, après la première représentation d’un drame qui avait un caractère tant soit peu élevé : « Cette pièce pourrait réussir, mais seulement à une condition, c’est qu’elle forçât les spectateurs à revenir trois ou quatre fois pour la comprendre. »

Dieu me garde pourtant de jeter aucune défaveur sur les théâtres de l’East-End ! Ces théâtres répondent à un noble besoin et rendent de vrais services. Nulle part on ne trouve une population plus attentive, plus enthousiaste, plus avide d’émotions fortes et après tout généreuses. Si la nourriture qu’on sert dans ces endroits-là aux appétits tumultueux de la foule est le plus souvent grossière, les drames de l’époque d’Elisabeth, ainsi que deux ou trois pièces modernes que le succès a consacrées, y apparaissent de temps en temps, et pourvu que les idées soient claires, le langage mâle, les situations énergiques, toute la salle est bientôt bouleversée par la passion ou émue par la pitié. Dans un de ces théâtres excentriques, j’ai trouvé, à mon grand étonnement, un vrai tragédien, un des derniers représentans de la grande école shakspearienne, M. Greswick, qui dirige le théâtre du Surrey. Ayant vu l’ancien drame épique abandonné par la jeunesse dorée du West-End, il est allé fixer sa cour au-delà de la Tamise et au milieu d’une population semée d’ouvriers. Un autre théâtre, le Great national Standard, dont le manager est aussi un acteur, M. John Douglas, engage successivement pour un temps assez court presque tous les grands acteurs et toutes les grandes actrices de Londres. L’avantage de cette combinaison est de faire passer à peu de frais (car le prix des places se trouve de plus en plus réduit à mesure