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vivement. Ils se trouvaient parfaitement à l’abri, et ils tiraient sur des colonnes à découvert. Cela ne devait pas durer longtemps. Comprenant la difficulté, sinon l’impossibilité, de faire brèche par le canon, l’amiral demanda résolument à l’assaut ce qui semblait refusé à son artillerie. Il divisa l’armée en deux colonnes, et ordonna d’attaquer de deux côtés à la fois, pour contraindre les Annamites à partager leur attention et leurs forces entre deux points.

On sonne donc l’assaut, et les troupes s’élancent. Elles rencontrent les mêmes obstacles que la veille ; mais ces obstacles sont en ligne double et triple. Il s’agit de franchir trois estacades, trois lignes de trous de loup, deux fossés et une rangée de chevaux de frise avant d’arriver à la haute muraille, hérissée de lances de bambou, et derrière laquelle se trouve une armée dix fois supérieure en nombre au corps qui donne l’assaut. C’est un travail pénible et qui coûte la vie à plus d’un brave soldat, mais il est bientôt accompli. Les assiégeans ont franchi la muraille et se trouvent dans le fort ; seulement ils n’ont renversé qu’une première enceinte, et ils voient les Annamites se réfugier et se renfermer derrière une seconde muraille, plus haute et plus forte que celle qu’ils viennent de franchir avec tant de peine. On se découragerait à moins ; mais personne n’est découragé. Les premiers entrés, les compagnies et débris de compagnies de Proubette, Pallu, Senez et Brosset s’élancent au pas de course. Ils sont reçus par une grêle déballes. Le.capitaine Senez appelle alors son lieutenant Laregnère, et le charge de rassembler le reste de la compagnie de l’Impératrice Eugénie, qui n’a pas encore pu joindre son commandant. Laregnère part en courant ; mais après avoir fait quelques pas, un boulet l’atteint et le renverse cruellement mutilé. L’enseigne de vaisseau Pouzzol, son camarade de promotion, passe en ce moment. — Mon pauvre ami, que puis-je pour toi ? demande-t-il. — Écris à mon frère que je suis bien mort, et va à ton affaire. — Puis il lègue son sabre à l’aspirant Maréchal, qui vient de briser le sien, et s’éteint silencieusement dans une douloureuse agonie.

Cependant les marins-fusiliers (car ce sont eux qui se trouvent dans cette espèce de cour où le lieutenant Laregnère vient de tomber et où cent mourans et blessés exhalent leur douleur), les marins-fusiliers, commandés par M. de Lapelin, se voient pris entre deux murailles. Ils viennent d’en franchir une et ne veulent certainement pas repasser par-là ; ils ont l’autre devant eux, à quelques centaines de pieds seulement, et derrière cette seconde muraille une armée ennemie qui les accable d’un feu meurtrier et incessant. Les marins-fusiliers avancent néanmoins ; mais, arrêtés par des difficultés plus grandes encore que celles que je viens de signaler, ils n’avancent que lentement. Le lieutenant de vaisseau Jaurès, l’aide-de-camp de l’amiral ; à la tête de quelques braves, essaie de se frayer un chemin jusqu’à la porte par laquelle les Annamites ont opéré leur retraite. On lui crie de s’arrêter : c’est aux portes en effet que les Annamites ont accumulé le plus de moyens de défense et de destruction ; mais Jaurès répond qu’il se trouve en trop beau chemin pour s’en aller et avance toujours. Les hommes qui le suivent et l’accompagnent tombent en grand nombre, son chapeau est percé d’une balle ; mais il est arrivé au pied de la muraille, et c’est là l’essentiel. Ses camarades d’ailleurs ne sont pas restés en arrière. En arrivant dans le dernier