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reconnaissans de l’honneur qui leur était ainsi départi. Ils étaient prévenus qu’il ne fallait s’étonner ni de l’étrange figure, ni du costume délabré, ni des gestes bizarres, ni des capricieuses boutades de leur hôte illustre. Il est à croire cependant que la surprise d’Hester Salusbury dut être grande quand elle vit débarquer chez elle cette espèce d’ours mal léché, qui, victime de mille susceptibilités nerveuses, tantôt n’osait mettre un pied devant l’autre, tantôt semblait prêt à s’évanouir comme une femme à vapeurs, tantôt s’emportait et « battait du sourcil, » comme disent les Anglais, quiconque osait élever la voix pour le contredire en quoi que ce fût. Professant une horreur méthodique pour le linge propre, dont il n’avait jamais contracté la vicieuse habitude, et avec ses habits râpés, ses chaussures grossières, sa perruque invariablement roussie par devant, son débraillé d’érudit, son appétit de bête fauve, ses boutades imprévues, ses colères tonnantes, ce devait être là un singulier meuble de salon ou de boudoir. N’importe : la célébrité couvre tout, et devant le célèbre lexicographe, devant l’auteur d’Irène, de la Vie de Savage et de Rasselas, le riche brasseur et son intelligente moitié s’agenouillèrent dévotement. À partir de cette première rencontre, Johnson dîna chez eux très régulièrement tous les jeudis, et la saison finie, il se crut autorisé à les aller rejoindre à Brighthelmstone, où il les croyait établis. Ne les y trouvant point par suite d’un malentendu, il leur écrivit une lettre pleine d’amers reproches. Il fallut le pacifier, le ramener par toute sorte de prévenances, et l’ami Murphy s’y employa de son mieux. La paix une fois faite, le terrible docteur reprit possession de son trône, et « Floretta, » — c’était le nom poétique de mistress Thrale, — redevenue « sa maîtresse, » comme il l’appelait, tomba vis-à-vis de lui dans le plus dur servage.

Mme d’Arblay (miss Burney), qui se lia plus tard avec mistress Thrale, nous a conservé de cet établissement de Streatham-Park, où Johnson passait la belle saison chez ses amis, des scènes du plus haut comique, et qu’elle a su mettre en relief avec la courtoisie un peu maligne, l’ironie timide et adroitement ménagée d’une jeune personne appelée à faire son chemin dans le monde. C’est dans son Journal, non dans la Biographie de Johnson par Boswell[1] (un ouvrage tenu pour classique chez nos voisins), qu’il faut étudier

  1. «… James Boswell, avocat écossais, l’héritier d’un nom honorable et d’un beau domaine… C’était incontestablement un fat ennuyeux… Ses écrits démontrent qu’il manquait de raison, de tact, de gaieté, d’éloquence, et cependant ses écrits sont lus au-delà du Mississipi et sous la Croix du Sud. Ses écrits seront probablement lus tant que la langue anglaise existera, soit comme langue vivante, soit comme langue morte. » — Lord Macaulay, Œuvres diverses, traduction Pichot, t. Ier, p. 184.