Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/941

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous êtes souffrante ? lui demanda-t-il.

— Je l’étais hier soir, répondit-elle. Il m’a pris je ne sais quelle terreur absurde dont vous voyez encore aujourd’hui la trace… J’ai quelquefois de ces transes en songeant à tout ce que je devrais être, à tout ce que je devrais faire pour ces jeunes filles commises à mes soins. Chacune d’elles devrait marcher dans la vie entre deux anges gardiens… Dites-moi, monsieur Langdon, n’y a-t-il pas des natures dont la pente s’écarte tellement du chemin droit qu’un miracle seul les y pourrait ramener ?

Bernard se prit à sourire, car cette question était une de celles que ses études lui avaient rendues familières. — Sans nul doute, dit-il. Chacun de nous est le produit d’une longue série de combinaisons, de chiffres, si vous voulez, qui, sur deux colonnes, remontent jusqu’à un couple primitif. Quand le résultat ne nous semble pas correct, quand certaines organisations nous paraissent illogiques, c’est ordinairement que nous avons négligé quelques nombres… Nul doute que certains d’entre nous sont nés avec des penchans qui s’écartent des parallèles de la loi de nature. S’ils les coupent à angle droit (je poursuis la métaphore), ils sont inaccessibles aux influences réparatrices. Les pénitentiaires et les maisons de force interviennent alors, non peut-être en toute justice, mais avec une incontestable utilité. Pour les déviations légères, l’éducation peut les redresser en partie, et c’est là notre tâche… Mais, je vous en prie, où va cette question ? Est-ce qu’il se présente ici quelque cas extraordinaire ?…

Miss Darley le regarda de nouveau, et comprenant qu’aucune basse curiosité ne lui suggérait cette demande : — Il y a partout des excentricités, lui répondit-elle, ici comme ailleurs. Je suis charmée que vous ayez foi dans la force presque irrésistible des tendances héréditaires. Ne pas croire qu’il est des défauts auxquels la grâce divine peut seule porter remède, ce serait pour moi un vrai crève-cœur. Et si je pensais au contraire que par négligence ou par incapacité je dusse être responsable des erreurs ou des crimes des enfans qui me sont confiées, je serais capable d’en mourir… Cependant il y a des mystères que je ne sais comment expliquer. Le croiriez-vous, monsieur Langdon ? — ajouta-t-elle en promenant son regard autour de la classe, — il n’y a pas longtemps qu’une jeune fille ici même commettait un vol, bien plus une de ses compagnes a tenté d’incendier la maison,… toutes deux d’excellente famille ! Et maintenant une autre de mes élèves m’effraie à un point…

Mais l’heure de la classe approchait : la porte s’ouvrit, et trois jeunes personnes entrèrent à la fois. L’une d’elles, quatorze ans à peine, les joues rondes, la taille épaisse, le front sans caractère, le regard bon, mais dépourvu de toute expression. Son sac à ouvrage