Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/948

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

zèle intrépide. Trente milles en trois heures, avec le sulky derrière les talons, ne lui coûtaient pas un soupir. Or il n’y avait guère qu’un trentième de cette distance entre la modeste house du docteur et l’imposante mansion de Dudley Venner. Ce fut l’affaire de cinq minutes. Au bas de la pente méridionale de « la Montagne, » et tournée du côté de l’orient, s’élevait, à l’extrémité d’une avenue de vieux ormes, derrière des jardins en terrasse où abondaient les odorantes bordures de buis, l’habitation du père d’Elsie, un vrai manoir d’imposant aspect, bien qu’écrasé, pour ainsi dire, par les roches massives qui se dressaient presque à pic derrière ses murailles. De loin on eût cru impossible de les gravir ; mais un œil exercé y discernait les sentiers en zigzags par lesquels les troupeaux escaladaient cette Alpe en miniature. À quelques centaines de pieds au-dessus de la mansion-house se creusait un vallon abrupt et profond où nulle végétation ne semblait pouvoir vivre, si ce n’est un petit nombre de hackmatacks, ou larix indigènes, aux troncs parsemés de petites touffes d’un vert pâle. Une vieille tradition, remontant à l’hiver de 1786, disait qu’on avait retrouvé là un cadavre après la fonte des neiges, et ce val sinistre, aux profondeurs obscures, était appelé, en mémoire de ce fait, la Combe-de-l’Homme-Mort (Dead Man’s Hollow). Plus haut encore étaient des roches massives, fendues en tout sens, et recelant, disait-on, maintes cavernes pour le moment inexplorées, mais où, pendant les guerres civiles, les tories s’étaient souvent cachés avec l’assistance et le secours des Dudley, alors maîtres du manoir voisin. Enfin plus haut encore, et tout à fait à l’ouest, se dressait le plateau maudit, le Ratllesnake-Ledge, où seulement de temps à autre quelque jeune bravache, quelque naturaliste indompté, osaient s’aventurer, ce dernier dans l’espoir d’y rencontrer un crotalus durissus assez jeune pour n’avoir pas encore fait ses dents.

Dans cette grande bâtisse aux lourdes cheminées, aux larges escaliers bordés de serrureries compliquées, aux lambris couverts de peintures sacrées ou profanes (celles-ci dans le style de Watteau), Dudley Venner résidait, pour le moment, seul avec sa fille. Rarement il quittait sa bibliothèque, située à l’extrémité occidentale du rez-de-chaussée. Excepté cette pièce et celle où il passait la nuit, Elsie avait à elle toute la maison. Vagabonde et capricieuse dès ses premières années, il lui arrivait souvent de traîner un matelas dans quelqu’une de ces nombreuses chambres inhabitées où sa fantaisie pouvait s’ébattre, et, roulée dans un châle, d’y passer la nuit dans un coin. Rien ne l’effrayait, et la chambre hantée, — celle dont les tentures déchirées battaient au vent comme des ailes de chauve-souris, — la chambre hantée était une de ses résidences favorites.