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rance ? où s’arrête-t-elle en fait d’intervalles soit isolés, soit rattachés à une série mélodique? Répondre efficacement à ces différentes questions, ce serait écrire une véritable philosophie de la musique, qui, à notre avis, fait encore défaut. Deux historiens de la musique ont touché à ce problème, Forkel en Allemagne et M. Fétis en France.

M, Fétis considère les différentes manières de constituer la série mélodique enfermée dans l’octave, les différentes gammes ou tonalités qu’on trouve chez les divers peuples du monde, comme le signe où se révélerait l’influence des mœurs et de la race. Il va jusqu’à dire « qu’à l’audition de la musique d’un peuple, il est facile de juger de son état moral, de ses passions, de ses dispositions à un état tranquille ou révolutionnaire, de la pureté de ses mœurs ou de ses penchans à la mollesse. Quoi qu’on fasse, on ne donnera jamais un caractère véritablement religieux à la musique sans la tonalité austère et sans l’harmonie consonnante du plain-chant[1].» Ainsi donc M. Fétis pense qu’il n’y a de musique religieuse qu’en Europe et chez les catholiques; il pense que l’Ave verum de Mozart, écrit dans la tonalité moderne, n’est pas un morceau divin de vraie musique religieuse, et il se fait fort de nous prouver que le plain-chant grégorien chanté par les furieux qui ont fait la guerre des Albigeois, les croisades, la Saint-Barthélémy, exprime pourtant la piété calme et austère d’un peuple doux et soumis, d’une époque de paix et de concorde! D’après cette belle doctrine, le moyen âge serait la période la plus calme et la plus sereine de l’histoire, parce que des voix barbares hurlaient dans les églises les mélodies vagues et tronquées du plain-chant, dont on n’a jamais pu définir le caractère ni fixer la tonalité!

Les Grecs avaient trois manières de constituer la série de l’octave, qu’ils divisaient en deux tétracordes; ils avaient trois modes : le diatonique, le chromatique et l’enharmonique. Dans le mode diatonique, il n’entrait que des intervalles d’un ton et de demi-ton; le chromatique procédait par demi-tons, et l’enharmonique contenait des intervalles minimes de quart de ton. Il est fort douteux que le genre enharmonique ait été autre chose qu’une ingéniosité des théoriciens. Aristide Quintilien dit formellement que le genre enharmonique était trouvé trop difficile par un grand nombre de musiciens qui pensaient qu’on devait écarter de la musique l’intervalle de quart de ton. Il est possible qu’il ait existé chez les Grecs quelques rares mélodies anciennes et typiques renfermant des intervalles de quart de ton; mais ce ne pouvait être qu’une exception, une curiosité savante et archaïque propre à intéresser l’oreille des philosophes. Le peuple d’Athènes, qui assistait à la représentation d’une tragédie de Sophocle ou d’Euripide, n’aurait point apprécié des chœurs et des mélopées chantés sur le mode enharmonique, mode artificiel, qui était moins de la musique que de la prosodie, et qui depuis longtemps était tombé en désuétude. Il en devait être de la musique chez les Grecs et du mode enharmonique comme de la vieille langue latine, qu’Auguste trouvait trop savante et trop artificielle pour être facilement comprise et parlée par le peuple romain.

  1. Résumé philosophique de l’histoire de la Musique, en tête de la Biographie universelle des Musiciens.