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envoyer promener quand ils vous ennuient au-delà du nécessaire… Puis enfin, tout en se proposant d’être utile, il faut aussi tâcher d’être heureux… Vous ne le seriez jamais en vous déclassant…

Il paraît que je prêchais avec quelque éloquence, et Bernard se laissa persuader. Bien lui en a pris, ce me semble, car je l’ai rencontré, l’autre jour, marchant à côté d’une jeune et charmante personne, fille d’un opulent banquier de Rockland, et dont le nom a déjà figuré, dans le cours de ce récit. Bernard m’ayant salué de loin, miss Laetitia Forrester m’envoya le plus gracieux sourire. Je n’étais plus un inconnu pour elle du moment que Bernard Langdon faisait attention à moi. Ils se marieront sous peu, m’a-t-on dit, et mon ancien élève pourra s’en donner à cœur joie de soigner les pauvres, car il sera riche.

Sa future, à propos, avait ce jour-là un magnifique bracelet. Serait-ce par hasard celui d’Elsie ?

« Pauvre Elsie ! m’écrivait ces jours derniers mon vieil ami Kittredje, maintenant que Sophy n’est plus, en quel cœur survit sa mémoire ? Et de ceux qui parfois songent encore à elle, combien peu comprennent l’énigme solennelle de sa vie et de sa mort ! Pour moi, cette mort a sa grandeur tragique et ses terribles enseignemens. Il a été donné à cette jeune fille de voir se développer en elle, par suite d’un accident antérieur à sa naissance, deux principes ennemis, deux natures contraires. La lutte a été longue et cruelle. Le serpent prédominait d’abord, vainqueur d’Elsie comme il le fut d’Eve. Plus tard les élémens supérieurs prirent leur revanche, et la femme se dégageait de la mortelle étreinte où elle s’était longtemps débattue, enlacée comme les fils de Laocoon ; mais alors, épuisée par le combat intérieur, l’enfant de Catalina Venner était à bout de forces. Un désappointement de cœur était venu lui ravir l’énergie qui lui restait encore, et qui peut-être eût suffi aux besoins de cette métamorphose trop tardive et trop lente. Qui sait si elle n’est pas morte, tuée par Bernard Langdon ? Ce qui est plus certain, c’est qu’au moment suprême et décisif, sur les deux natures aux prises, comme sur deux athlètes obstinés et puissans, le théâtre même de la lutte s’est écroulé… Voilà du moins ce que j’ai cru voir et à quelle tragédie j’ai assisté, le cœur saignant et plein de larmes. Pauvre Mélusine d’Amérique ! mon amitié compatissante a parfois semé de fleurs le gazon sous lequel tu dors. Paix à tes cendres ! respect à tes mânes ! Ceux qui ne t’ont pas aimée ne t’ont pas connue ! »


E.-D. FORGUES.