Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/111

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c’est la part que les classes laborieuses ont au gouvernement de l’état qui leur donne cet esprit d’initiative et d’entreprise que nous admirons.

Tels sont les principaux avantages des institutions démocratiques. Quant aux inconvéniens et aux vices de ces institutions, Tocqueville en signale un grand nombre, tels que l’instabilité des lois, l’infériorité de mérite dans les gouvernans, l’abus de l’uniformité, l’excès de la passion du bien-être ; mais le mal décisif et générateur, celui qui produit ou envenime tous les autres, et contre lequel les états démocratiques doivent sans cesse lutter, c’est la tendance à la tyrannie.

Dans une société où toute distinction a disparu, où tous les hommes ne sont plus que des individus égaux, la seule force décisive est celle du nombre. La majorité y est donc toute-puissante et par conséquent tyrannique. La tyrannie du souverain conduit à l’arbitraire des magistrats. Ceux-ci en effet, n’étant rien par eux-mêmes, sont les agens passifs de la majorité ; ils peuvent donc tout faire, pourvu qu’ils épousent ses passions : « garantis par l’opinion du plus grand nombre et forts de son concours, ils osent alors des choses dont un Européen habitué au spectacle de l’arbitraire s’étonne encore. » Une conséquence plus grave, et la plus grave de toutes, c’est l’asservissement de la pensée. « Je ne connais pas de pays, dit Tocqueville, où il règne moins d’indépendance d’esprit et moins de véritable liberté de discussion qu’en Amérique. La majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir ! Ce n’est pas qu’il ait à craindre un auto-da-fé ; mais il est en butte à des dégoûts de tout genre et à des persécutions de tous les jours. La conséquence de cette tyrannie obscure exercée sur la pensée est une sorte de servilisme nouveau et de courtisanerie démocratique digne d’être étudiée. » Cette servitude d’un nouveau genre peut se comprendre aisément. Lorsque tous les pouvoirs intermédiaires ont été détruits, il ne reste plus que des individus dispersés et un corps immense. Quelle existence propre peuvent garder ces molécules indiscernables dans cet océan infini ? Quelle défense peuvent-elles avoir contre un pouvoir social qui a hérité de tous les pouvoirs divisés d’autrefois, et qui semble le mandataire de la société même ? Les individus, à la fois indépendans et faibles, n’ont aucun secours à attendre les uns des autres. « Dans cette extrémité, ils lèvent naturellement les yeux vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. » Dans les âges aristocratiques, les individus sont inégaux, mais chacun pris à part est quelque chose ; dans les âges démocratiques, les hommes sont tous égaux, mais chaque individu n’est rien. L’extrême petitesse de chacun comparé au tout décourage et désarme la force morale : il semble même que