Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/125

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satisfaire. L’esprit, qui n’est plus arrêté comme dans le temps des castes par des faits sacrés, traditionnels, et par les obstacles de toute nature que le hasard et la coutume avaient mis entre les hommes, l’esprit, qui a contracté l’habitude de pousser chaque principe à ses dernières conséquences, s’indigne d’autant plus de tout ce qui semble faire résistance à ses théories. Aussi voyons-nous que jamais cris plus redoutables n’ont été poussés en faveur de l’égalité que dans ce siècle, qui est celui où les hommes ont été le plus égaux. Et l’on ne peut guère espérer faire taire ces cris en leur donnant satisfaction sur quelques points, puisque la plus grande satisfaction qui ait jamais été donnée en ce monde à l’esprit d’égalité, je veux dire la révolution française, a eu précisément pour effet de produire cette race de niveleurs insatiables et effrénés. Je le répète, est-ce là un fait accidentel et passager, un résidu de l’esprit révolutionnaire qui doit disparaître peu à peu et céder la place à un sage esprit de progrès ? Est-ce au contraire un mal incurable de la démocratie ? J’incline à la première de ces deux solutions, qui est la moins décourageante ; mais je n’oserais absolument nier la seconde. Il faudrait plus de faits que nous n’en avons à notre disposition pour trancher la question. Au reste, si l’on résolvait cette terrible difficulté dans le sens le moins favorable, on ne s’éloignerait cependant pas des vues générales de M. de Tocqueville, car cet esprit de nivellement à outrance appelle le pouvoir absolu, soit qu’il triomphe, soit qu’il succombe. Il en a besoin pour réussir, et la société en a besoin pour se défendre contre lui. C’est donc un des phénomènes par lesquels se manifeste la tendance des sociétés démocratiques vers le pouvoir concentré.

Quant aux avantages de la démocratie, Tocqueville leur a-t-il rendu tout à fait justice ? Il est très vrai sans doute que la démocratie, en détruisant les pouvoirs moyens, les privilèges locaux, les corporations, les titres personnels, a laissé l’individu seul et désarmé en face de l’état ; mais en même temps qu’elle le prive des points d’appui, des forces artificielles de l’ancien régime, elle le protège à son tour par des libertés générales, qui à la vérité ne s’appliquent pas à tel individu en particulier, mais à tous. Je ne suis plus protégé contre le pouvoir public à titre de prince du sang, de seigneur, de parlementaire, de bourgeois, comme possédant tel nom, ayant acheté telle charge, jouissant de telle immunité, ayant été gratifié de telle charte. Non ; mais je suis protégé à la fois contre le pouvoir public et contre l’oppression particulière comme membre de la société humaine. Ce sont ces libertés générales qui, loin d’être en contradiction avec la démocratie, sont de son essence même ; ce sont elles qu’elle doit conquérir, compléter, organiser, bien comprendre. Quelques-unes d’entre elles sont assurées, d’autres ne