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L’origine de la Triade remonte à une époque un peu moins éloignée que celle du Nénuphar ; elle se rattache à un fait historique du règne de l’empereur Kang-hi[1]. La légende chinoise qui nous en a transmis le récit fait une large part au merveilleux. Les premiers chefs de l’association auront sans doute senti la nécessité d’agir vivement sur l’imagination populaire, si naturellement portée en Chine vers la superstition. — En 1764, les prêtres du monastère de Chaou-lin, situé sur les collines de Kiou-lien dans le Fo-kien[2], s’illustrèrent par leur fidélité à leur souverain ; les armes de l’empereur Kang-hi, jusqu’alors accoutumées à la victoire, avaient essuyé un rude échec de la part des révoltés du pays de Si-lou. Les généraux et les troupes étaient démoralisés. Les prêtres de Chaou-lin offrirent leurs services, qui furent acceptés. Ils se rendirent sur le théâtre de la guerre, réorganisèrent l’armée, imaginèrent un nouveau plan de campagne, et firent si bien qu’en moins de trois mois tout le pays de Si-lou reconnut la domination impériale. Ils retournèrent ensuite à leur paisible demeure. Cependant la gloire qu’avait fait rejaillir sur leur monastère cette suite d’actions d’éclat avait éveillé l’inquiète jalousie du gouvernement. Les autorités du Fo-kien essayèrent de les dépouiller des privilèges qu’ils possédaient de toute antiquité, et, comme, en défendant leurs prérogatives, ces moines guerriers avaient tué un des officiers du vice-roi, on envoya pendant la nuit une troupe de soldats mettre le feu au toit qui les abritait. Tous périrent dans les flammes, à l’exception de dix-huit, qui se firent

  1. Kang-hi succéda à son père Choun-tchi, le fondateur de la dynastie mandchoue ; il régna soixante et un ans (de 1661 à 1722 ). Ce fut l’homme le plus remarquable de sa race. Prince conquérant, administrateur et lettré, il recula les frontières de l’empire, en simplifia l’organisation, régularisa par une convention diplomatique ses relations avec les Russes, fit rédiger plusieurs traités scientifiques et un vaste dictionnaire chinois-mandchou qui porte son nom. Pendant la première période de son règne, les jésuites furent en grande faveur à sa cour. King-hi sut mettre habilement à profit pour la gloire et la grandeur de son règne leurs talens et leurs connaissances variées. Il protégea ouvertement le catholicisme jusqu’au fatal dissentiment qui vint diviser les missionnaires, et qui lui montra les sujets chrétiens de son empire obéissant à deux puissances qui ne relevaient plus de la sienne, leur conscience et le pape de Rome.
  2. L’une des provinces maritimes de la Chine ; sol montagneux, mœurs rudes et guerrières ; environ 16 millions d’habitans ; capitale, Fou-tchéou-fou, l’une des grandes villes de la Chine et l’un des ports ouverts par les traités. Amoy est aussi situé dans le Fo-kien. — Lorsque les Mandchoux subjuguèrent l’empire, la résistance se prolongea dans le Fo-kien pendant plus de quarante ans. Elle fut dirigée quelque temps par le célèbre chef de pirates Ko-ching-a, qui plus tard s’empara de Formose et en chassa les Hollandais. On sait que les Mandchoux ont imposé aux populations chinoises une mode de leur propre pays : la tête en partie rasée, la chevelure nattée et pendante en gage de soumission et de servitude. Les Fo-kiennois ont dû subir comme les autres cette humiliation, mais ils ont conservé jusqu’à nos jours l’usage de la dissimuler en roulant autour de leur tête un morceau d’étoffe qui imite la forme du turban.