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laines. Des tapisseries sont tendues dans le fond d’une seconde salle, qui communique avec la première par une large arcade, à la façon arabe. Des dames de la cour regardent ces tapisseries et font leur choix, tandis que, par une fenêtre que l’on ne voit pas, un rayon de soleil répand une lumière éclatante sur les derniers plans. Il y a beaucoup à blâmer dans ce tableau, qui ressemble à une ébauche, tant l’exécution de certaines parties est rapide. Les fileuses sont d’un type commun, leur pose est sans noblesse, et quoique le clair-obscur permette de sous-entendre beaucoup de détails, la licence ne va point jusqu’à représenter des pieds sans doigts et des mains si mal définies qu’elles se terminent en pointe de la manière la plus fantastique. Ce double caractère de vulgarité et de négligence imprime aux figures quelque chose de moderne ; nous avons vu souvent leurs sœurs dans nos expositions de peinture ; nous les dirions peintes d’hier, par un de nos contemporains, rapprochement que Velasquez estimerait une cruelle punition, s’il revenait à la vie. Dans l’art en effet, les belles choses gagnent aussitôt vingt siècles : ce qui est lâché ou commun reste la monnaie courante de tous les temps.

Mais si, après un examen forcément sévère, on s’éloigne pour ne considérer que l’ensemble du tableau, les critiques font place au plaisir le plus délicieux. La couleur est divine et chante comme une prairie émaillée de fleurs. Jamais le pinceau de Velasquez n’a été plus jeune, plus délicat, plus étincelant. Ces tapisseries sur lesquelles le soleil se joue, où les amours voltigent au milieu des guirlandes, elles ont un éclat et une douceur infinis. Les murs ont des reflets dorés, les vêtemens des dames de la cour s’illuminent dans le rayon qui les atteint ainsi qu’un trait. Rien de chargé ni de précis ; à peine si la brosse a effleuré la toile, à peine si l’huile l’a pénétrée. L’on saisit bien quelques coups de pinceau ou quelques glacis ; mais on doute, tant la main du peintre a été légère, inspirée, rapide. Les tons les plus vifs sont appliqués par touches insensibles ou contrariées ; tout se fond dans le lointain, et la couleur elle-même semble n’être qu’une caresse de la lumière. Dix fois pendant mon séjour à Madrid je me suis replacé devant ce tableau, dix fois j’ai subi le même charme. Je ne crois pas que la puissance humaine ait jamais exprimé à un tel degré cette musique des yeux qu’on appelle l’harmonie des couleurs.

Je n’en dirai point autant d’une autre scène d’intérieur que l’on nomme les Filles d’honneur (Las Meninas). Quoique cette toile soit réputée avec raison un prodige, ce n’est ni par le coloris ni par la grâce qu’elle se recommande. L’aspect en est peu agréable, la couleur triste, tant le génie de Velasquez était capable d’applications