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que rien ne donne mieux la mesure de la puissance d’un peintre. Si notre plaisir est moins pur, notre admiration grandit.

On raconte que la croix de Saint-Jacques qui décore la poitrine de Velasquez fut tracée par Philippe IV lui-même. Le tableau terminé, le peintre demanda à son souverain s’il était satisfait : « Il manque encore une chose, » répondit le roi, et, prenant le pinceau des mains de Velasquez, il alla peindre sur son image la croix rouge de l’ordre. Ce trait honore Philippe IV. Pourquoi son amitié n’était-elle point éclairée autant que délicate ? Pourquoi plutôt Velasquez n’a-t-il pas vécu sous Charles-Quint ou sous Philippe II ? L’histoire contemporaine lui aurait offert des pages glorieuses et les princes lui eussent tracé une tâche plus digne de son génie, tandis qu’il a subi, au milieu d’une cour sans grandeur, les sujets de circonstance, accepté les sujets faciles, pris le goût des portraits, travail aimable qui se fait en causant avec les modèles, et qui détourne trop souvent du labeur fécond et des luttes solitaires. Du moins avons-nous cette consolation qu’il est devenu, dans l’art du portrait, un maître de premier ordre.

Je passerai plus rapidement sur ses portraits en buste, parce qu’ils présentent les mêmes qualités et moins de richesse que ses personnages en pied ou à cheval. Arrêtons-nous néanmoins, dans le Salon d’Isabelle, devant ce sculpteur que l’on appelle à tort Alonzo Cano. Le pourpoint noir est si simple qu’il paraît à peine exécuté ; la tête que tient le sculpteur et qu’il ébauche est indiquée par deux traits, la toile n’est même pas couverte à cet endroit ; le fond du tableau n’est qu’une teinte neutre, jetée comme au hasard. D’où vient donc l’incroyable vigueur de cette image, qui sort du cadre, s’impose au regard, et prend un relief, Un éclat, une intensité qui est la vie elle-même ? Elle a des voisins redoutables, tels que le Thomas Morus de Rubens, le comte de Bristol de Van Dyck, qui s’est représenté à côté de son noble ami, et un autre portrait, chef-d’œuvre de Tintoret ; mais oserai-je le. dire ? ces voisins, elle les écrase. Van Dyck paraît trop rose et trop pâle, Rubens semble avoir emprunté à une torche le reflet qui dore son personnage ; Tintoret, avec ses belles pâtes vénitiennes, sent aussi la convention. La nature, la vérité et la lumière sont avec Velasquez. On croirait qu’un jour particulier tombe sur ce tableau ; on cherche si une ouverture dans le plafond ne répand pas sur lui seul ces clartés qui vivifient la chair. Quels secrets possède donc le peintre ? quels procédés emploie-t-il ? Secrets et procédés, tout lui est personnel, tout échappe à l’analyse, parce qu’il est conduit par un instinct divin. De près, le visage paraît confus et peint grossièrement ; on y voit de petits points noirs, des taches, des éclaboussures de pinceau, des traits capricieux qu’on ne s’explique pas : éloignez-vous, tout se fond, se purifie et resplendit. De près les moustaches