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GORSKI.

Ne le reconnaissez-vous pas ? C’est Moukhine.

STANITZINE.

Ah ! oui…

GORSKI.

N’entrez-vous pas au salon ? Vous paraissez agité, Vladimir Petrovitch ?

STANITZINE.

Non, ce n’est rien ;… la route, vous savez, la poussière,… ma tête aussi… (Un éclat de rire général s’élève au salon… Tout le monde crie : Quatre remises ! quatre remises ! la voix de Vera : Je vous félicite, monsieur Moukhine !)

GORSKI.

Pourquoi donc n’entrez-vous pas ?…

STANITZINE.

À parler franchement, Gorski,… je voudrais dire quelques mots à Vera Nicolaevna.

GORSKI.

En tête à tête ?

STANITZINE, avec hésitation.

Oui, deux mots seulement. J’aurais voulu… maintenant… dans le courant de la journée… Vous savez vous-même… (Il se dirige timidement vers la porte, lorsque tout à coup retentit la vois d’Anna Vassilevna disant : C’est vous, Vladimir ? Bonjour ! Entrez donc ! — Il sort.)

GORSKI, seul.

Je suis mécontent de moi. L’ennui et l’irritation me gagnent. Mon Dieu ! que se passe-t-il donc en moi ? Pourquoi ai-je ressenti tout à coup une joie si amère ? Pourquoi, pareil à un écolier, suis-je disposé à taquiner tous ceux qui m’entourent, et moi-même avec les autres ? Si je ne suis pas amoureux, qu’est-ce que cela veut dire ? Me marier ? Non, quoi qu’on en dise, je ne me marierai point, surtout pas de cette façon, comme sous la menace du couteau ! Je ne me laisserai pas mettre au pied du mur. Soit. Ne puis-je alors faire le sacrifice de ma vanité ? Eh bien ! elle triomphera. — Que Dieu la bénisse ! (Il s’approche du billard et fait rouler les billes.) Peut-être cela vaudrait-il mieux pour moi qu’elle épousât… Mais non, c’est absurde !… Je ne pourrais plus la voir alors, pas plus que je ne vois mes oreilles… (Il continue à faire rouler les billes.) Consultons le sort… Si je carambole !… Fi donc ! quel enfantillage, mon Dieu ! (Il jette la queue, s’approche de la table et prend un livre.) Qu’est-ce que cela ? Un roman russe !… Ah ! voyons ce que dit le roman russe, (Il ouvre le livre au hasard, et lit :) « Le croirait-on ? Cinq années à peine se sont écoulées depuis le mariage, et voilà déjà la vive et ravissante Marie transformée en une Marie Bogdanovna replète et tracassière. Que sont devenues ces aspirations, ces rêveries ?… » O messieurs les auteurs, c’est là ce dont vous vous affligez !… Est-il étonnant que l’homme vieillisse, s’alourdisse et s’abêtisse ? Mais voici ce qui est plus accablant : « Les aspirations et les rêveries restent les mêmes, les yeux ne perdent pas leur éclat, les joues conservent encore leur frais duvet, et le mari ne sait déjà plus où donner de la tête. » Eh quoi ! un honnête homme ne se sent-il pas pris de la fièvre même avant