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possible que Stanitzine vous inspirât… Comment dire ? De la jalousie peut-être ?

GORSKI.

Et pourquoi pas ?

VERA.

Oh !… Vous savez fort bien… Mais au fait sais-je ce que vous pensez de moi ?… ce que vous ressentez véritablement vous-même ?…

GORSKI.

Vera Nicolaevna, il vaudrait mieux vraiment nous séparer pour quelque temps…

VERA.

Que voulez-vous dire ?

GORSKI.

Nos rapports sont si étranges… Nous sommes destinés à ne pas nous comprendre, à nous tourmenter l’un l’autre…

VERA.

À ne pas nous comprendre !… A qui la faute ? Ne vous ai-je pas toujours regardé en face ? Ai-je montré du goût pour les querelles ? N’ai-je pas toujours dit ma pensée ? Ai-je été méfiante ? Gorski, s’il faut nous quitter, séparons-nous du moins en bons amis.

GORSKI.

Et une fois séparés, vous ne songerez plus à moi ?

VERA.

Gorski, vous semblez désirer que je… Vous voulez un aveu vraiment ! Je n’ai l’habitude ni de mentir, ni d’exagérer. Eh bien ! je suis attirée vers vous malgré vos singularités ; mais… voilà tout. Ce sentiment affectueux peut se développer ; il peut aussi en rester là : cela dépend de vous… Voilà ce qui se passe en moi… Mais vous, vous, dites enfin ce que vous voulez, ce que vous pensez !…

GORSKI.

Écoutez-moi, Vera Nicolaevna. Dieu vous a heureusement douée. Dès votre enfance, vous avez vécu et respiré librement… La vérité est à votre âme ce que la lumière est aux yeux et l’air aux poumons… Vous regardez hardiment autour de vous, vous marchez hardiment en avant, quoique vous ne connaissiez pas la vie, car la vie n’a et n’aura pas d’obstacles pour vous ; mais, pour l’amour de Dieu, n’exigez pas cette même hardiesse d’un homme assombri et embarrassé comme moi, d’un homme bien coupable envers lui-même, qui a péché et qui pèche sans cesse… Ne m’arrachez pas cette dernière et décisive parole que je ne prononce pas hautement en face de vous peut-être, parce que je me suis dit mille fois cette parole à moi-même… Je vous le répète : soyez indulgente pour moi, ou repoussez-moi complètement… Attendez encore un peu…

VERA.

Gorski ! dois-je vous croire ? Dites-le-moi, — j’aurai foi en vous, — dois-je vous croire enfin ?

GORSKI, avec un mouvement involontaire.

Dieu le sait !