Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/301

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et de pionniers nécessaire au parcours ; mais les lacets sont au nombre de soixante ou quatre-vingts, et quand on arrive à l’extrémité de chacun, dix mules sur les douze deviennent inutiles : une seule paire est obligée de tirer la voiture en tournant à angle aigu, et chaque fois, malgré les cris de nos vigoureux compagnons et force coups de fouet et de pioche, l’on avait toute raison de croire qu’on n’irait pas plus loin. La neige tombait fort serrée, et le vent fut un moment assez fort. On put craindre la tempête, et justement à l’instant où tout moyen d’avancer paraissait épuisé, nous rencontrâmes la malle de Turin qui arrivait en traîneau et commençait à descendre. C’était le premier jour que l’on recourait à ce moyen de transport, dont l’emploi est indispensable pendant plusieurs mois d’hiver. La berline fut échangée contre les deux traîneaux, et la marche devint plus facile, sans être beaucoup plus rapide. Le temps s’éclaircit par intervalle ; il y eut quelques lueurs de soleil, bientôt noyées dans une pluie neigeuse, et nous arrivâmes enfin à Coni à neuf heures du soir : c’était dix heures plus tard qu’il ne fallait. Cette course à les apparences, sinon la réalité du danger. Dans une contrée qu’on ne traverse guère, elle vous conduit à une ’hauteur qu’une voiture de poste atteint rarement par une route raide, étroite, que rien ne sépare du précipice, au milieu des scènes les plus sauvages d’une solitude de montagnes. Elle vous fait traverser des lieux historiques semés de souvenirs guerriers, et quand l’hiver couvre tout au loin de son manteau de frimas, cette Sibérie escarpée, ce montueux désert, radieux de blancheur, offre un spectacle qui saisit des sens encore remplis des images riantes de la patrie des orangers. Le Mont-Cenis, rendu plus accessible, est devenu tellement civilisé que le col de Tende est peut-être la voie la plus pittoresque pour entrer en Italie. Lorsque le jour est clair, c’est des hauteurs qui dominent Coni, c’est d’auprès de Tende même, par de certaines embrasures de montagne, qu’on peut se donner la vue la plus vaste de ces grandes et célèbres plaines qui vont jusqu’à l’Adriatique, et où la guerre a plus d’une fois décidé du sort du monde. C’est de la que Napoléon contempla, bien jeune encore, ce premier théâtre de sa gloire. Après la prise de Toulon, chargé d’armer les côtes de la Méditerranée, il prit à Nice le commandement en chef de l’artillerie. Bientôt Masséna, en se portant sur le col de. Tende, rendit l’armée maîtresse de toute la chaîne des Alpes. « En janvier 1795, Napoléon (lui-même il le raconte) passa une nuit sur le col de Tende, d’où, au soleil levant, il découvrit ces belles plaines qui étaient déjà l’objet de ses méditations. Italiam, Italiam ! » Il semble que ces mots si simples sont ici d’un saisissant effet. Cette citation si connue, que d’Alembert appliquait à la musique, devient