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leur race était issue d’un renard blanc et d’un chien rouge. Ils ont osé franchir les limites qui les séparaient de notre terre fleurie, et alors le renard est monté sur le trône impérial, et nos graves magistrats ont incliné leurs fronts devant lui. Ils ont contraint les Chinois à porter une longue queue qui les fait ressembler à des animaux, à revêtir des robes tartares et des bonnets de singe ; ils ont substitué leurs lois diaboliques à notre législation, leur patois à notre langue. Lorsque les fleuves grossis par les pluies ont rompu leurs digues, ils ont vu, sans s’en émouvoir, le peuple expirer de misère et de faim ; ils ont souillé nos couches pour pervertir les nobles instincts de notre race, ils nous ont ravi nos plus belles femmes pour en faire leurs esclaves et leurs concubines ; ils ont confié le pouvoir à des magistrats corrompus qui écorchent la peau et mangent la graisse du peuple. Le récit de telles abominations souille la langue. On userait tous les bambous des montagnes du sud à raconter les infamies des démons tartares, et tous les flots de la mer d’Orient ne suffiraient pas pour laver leurs crimes[1].

« Cependant, lorsque le désordre est à son comble et que les ténèbres sont les plus profondes, c’est alors quelquefois que l’ordre et la lumière sont bien près d’en sortir. Le grand Dieu a trouvé que les iniquités tartares avaient comblé la mesure, il a manifesté sa colère contre ceux qui adorent les esprits corrompus et violent ses commandemens ; il a suscité le roi céleste, à qui il a donné l’ordre de balayer la horde des démons tartares et d’en purger notre terre fleurie ! Secouons donc notre léthargie, déployons nos brillans étendards, jurons d’exterminer les huit bannières et de pacifier les neuf provinces[2] ! Nous serons ainsi des héros en ce monde, et nous jouirons dans l’autre d’une félicité éternelle[3]. »


Le violent manifeste dont on vient de lire l’analyse, et qui a été publié par les rois de l’est et de l’ouest, Yang et Siaou, sur l’ordre de Taï-ping-ouang, est le chef-d’œuvre de sa politique. Le chef de la nouvelle dynastie y rattache, par un enchaînement qui doit paraître logique à des hommes superstitieux, son entreprise insurrectionnelle à sa réforme religieuse : il confond l’une et l’autre dans une seule et même mission émanée de la Divinité, et c’est au nom de cette mission, au nom de Dieu de qui il la tient, qu’il fait un éloquent appel aux passions d’esclaves déshonorés contre des maîtres exécrés et persécuteurs ; c’est au nom de Dieu qu’il promet à la révolte triomphante la gloire ici-bas et des félicités infinies dans le ciel. Une fois engagé dans cette voie où l’ont précédé Mahomet et les autres réformateurs guerriers, il ira trop loin, il dépassera les bornes de la prudence, et il faudra que la foi religieuse de ses partisans soit bien robuste pour qu’ils ne comprennent point qu’il fait un abus calculé de l’intervention divine. Soit qu’il veuille déjouer les complots

  1. Proclamations publiées par Yang et Siaou.
  2. L’armée mandchoue est divisée en huit bannières. — On appelait autrefois la Chine le pays des neuf provinces.
  3. Proclamations publiées par Yang et Siaou.